Découvrez le parcours d’Ingmar Lazar, pianiste prodigieux dès son plus jeune âge, qui a commencé à se produire pour la première fois en public à 6 ans. À seulement 30 ans, il a déjà une carrière exceptionnelle. Dans cette interview menée par Pierre-Antoine Tsady, Ingmar Lazar nous plonge dans les souvenirs de ses influences artistiques, ses laborieuses études musicales et ses premiers concerts. Animé d’une dévotion absolue pour son art, il partage avec nous ses choix de répertoire, l’organisation de festivals et ses visions d’avenir.
Interview
Pierre-Antoine Tsady : Vous avez commencé le piano à 5 ans et vous êtes produit pour la première fois en public à 6 ans. Quels souvenirs gardez-vous de cette première expérience sur scène, et comment a-t-elle influencé votre parcours musical ?
Ingmar Lazar : Le fait de pouvoir partager la musique avec le public est un sentiment exceptionnel, car l’interprète peut créer un véritable dialogue avec son auditoire, et c’est ce qui rend chaque concert unique. J’ai déjà pu ressentir cela lors de mon tout premier concert, même si je ne pouvais encore clairement en identifier les raisons exactes. Il faut dire aussi qu’à cet âge-là, il y a une part d’insouciance qui peut apporter également quelque chose de très positif, car il faut presque s’oublier soi-même afin de se laisser pleinement emporter par la musique.
P.-A.T. : Comment votre formation à l’Académie internationale de piano du lac de Côme et au Conservatoire de la Suisse italienne à Lugano a-t-elle façonné votre approche de la musique et de la scène ?
I.L. : Mes études musicales m’ont mené pendant de nombreuses années en Allemagne où j’ai étudié à la Hochschule für Musik, Theater und Medien de Hanovre, puis par la suite en Autriche à l’Université Mozarteum de Salzbourg.
J’ai souhaité cependant intégrer également l’Académie Internationale du Lac de Côme, qui à l’époque de mes études bénéficiait d’un partenariat avec le Conservatoire de la suisse italienne — Lugano — grâce à un programme spécial rendu possible par la Fondation Theo Lieven. Cette institution représentait quelque chose d’unique en Europe : le nombre d’élèves admis pour y prendre part se limitait à sept pianistes sélectionnés du monde entier, et qui pouvaient bénéficier de cours dispensés par les plus grands pianistes et pédagogues. C’est ainsi que j’ai pu suivre sur plusieurs années l’enseignement de Dimitri Bachkirov, Malcolm Bilson, Fou Ts’ong, Stanislav Ioudénitch, Tamás Vásáry… Le fait de pouvoir bénéficier d’opinions tellement variées et d’être en contact avec différentes traditions ont ouvert pour moi un nouveau monde de possibilités, car je réalisais alors la multitude de manières différentes d’aborder un même sujet. Cela me fit comprendre que le plus important est surtout d’avoir une vision claire et des intentions précises, et que c’est à moi de pleinement faire mes choix en fonction de mes propres convictions qui se sont développées au fil des ans.
P.-A.T. : Vous avez un répertoire très varié, allant de Schubert à Liszt, en passant par Beethoven, Mendelssohn et plus récemment César Franck. Comment choisissez-vous les œuvres que vous interprétez ? Y a-t-il un compositeur ou une époque musicale avec laquelle vous vous sentez particulièrement en affinité ?
I.L. : En tant que pianiste, des choix de répertoires sont inévitables, car notre instrument bénéficie d’une littérature quasi infinie… Et il n’y a pas véritablement de règles concernant ma manière de prendre ces décisions. Je fonctionne par contre toujours au coup de cœur, telle une envie profonde qui survient à un moment donné afin d’explorer une époque et / ou un compositeur. La soif de constante découverte ainsi que de renouveau me guide, et c’est pour cette raison que je ne souhaite pas pour le moment me limiter à une période ou à un compositeur précis. Et pour ce qui est de mes affinités, chaque compositeur que je joue sur le moment devient celui que je préfère. Si ce lien unique qui se crée entre une composition et un interprète n’a pas lieu, je préfère ne pas programmer ces œuvres en public. Et ces décisions évoluent également constamment, très heureusement d’ailleurs !
P.-A.T. : Présentez-nous les festivals du Bruit qui Pense et des Escapades Pianistiques, dont vous êtes le fondateur et le parrain.
I.L. : Le but de l’artiste, du musicien, est de pouvoir transmettre au public une palette d’émotions tellement riches et convaincantes qu’il se laisse emporter dans l’univers qui lui ouvre ses portes. Tel est-ce que je souhaite réaliser lors de chacun de mes concerts en tant que pianiste. La création de festivals en est une continuation naturelle : imaginer des programmes en invitant des artistes défendant avec conviction et sincérité les œuvres qu’ils souhaitent incarner en leur donnant vie sur scène.
C’est cette volonté qui me poussa à créer le Festival du Bruit qui Pense en 2016, et qui se déroule depuis chaque printemps à Louveciennes.
Étant pianiste, cela me donne également une manière de voir les choses qui peut être différente de certains organisateurs qui n’ont pas cette double casquette. J’ai remarqué par exemple à quel point le public apprécie à ce que les artistes présentent leurs programmes or, je sais par ailleurs que certains musiciens préfèrent ne pas prendre la parole sur scène juste avant de se produire en concert. C’est pour cette raison que j’ai souhaité développer un concept différent dans le cadre du Festival du Bruit qui Pense : chaque concert est brièvement présenté par un modérateur qui est soit journaliste, soit comédien, afin que le public puisse déjà bénéficier de quelques clés d’écoute. Le modérateur mènera ensuite une interview avec les artistes s’étant produits juste après le dernier des bis, et où les auditeurs sont invités à participer activement en posant des questions. Ainsi, les musiciens se donnent à cœur joie d’interagir de cette manière avec le public à la suite du concert, et cet échange interactif permet de briser la glace entre la scène et la salle. Le fait que ces évènements se déroulent dans une salle chaleureuse et à taille humaine — 300 places — permet facilement ces discussions conviviales.
J’ai également souhaité concevoir le Festival du Bruit qui Pense telle une expérience artistique des plus complètes : des évènements littéraires et des expositions en lien avec la musique sont également programmées, afin de révéler à quel point les arts dialoguent et s’inspirent mutuellement. J’avais invité précédemment le photographe David Baghdasaryan du Studio Harcourt qui avait exposé ses clichés de musiciens. Lors du Festival de cette année, j’ai eu le plaisir de présenter pour la première fois en France l’exposition canōgraphie de l’artiste Pia Imbar, qui a développé un concept unique obtenu grâce à la gestuelle des chanteurs, donnant ainsi naissance à des images sur toile nous paraissant abstraites. Étant elle-même mezzo-soprano [voix de femme intermédiaire entre le soprano et le contralto, ndlr.], elle fit une démonstration du procédé canōgraphique en interprétant différents airs d’opéra et en étant munie des manchettes lumineuses permettant la réalisation de ses œuvres lors du vernissage de son exposition. Le public fut subjugué ! Il faut oser prendre des risques en tant que programmateur et défendre des projets en lesquels on croit.
Quant aux Escapades pianistiques du Château de Commarin, ce Festival s’est déroulé pour la première fois pendant l’été 2020. L’Association des Amis du Château de Commarin qui venait d’être créée peu de temps auparavant me proposa d’être le parrain et directeur artistique d’un nouveau festival de piano, et rapidement cela fut mis en place. En tant que musicien, il est nécessaire de beaucoup voyager, et une routine risque de s’installer en se déplaçant d’hôtel en hôtel. Le fait de pouvoir se poser pour quelques jours dans un cadre sublime et chargé d’histoire tel que le Château de Commarin, qui appartient d’ailleurs toujours depuis sa construction il y a 900 ans à la même famille, permet de se sentir, d’une certaine manière, coupé du temps, et représente pour moi une manière essentielle de me ressourcer. Et je ne suis pas le seul à ressentir ce besoin de se retrouver dans un lieu des plus inspirants et de bénéficier d’un accueil presque familial dans le meilleur sens du terme, car c’est ce qui a également conquis les musiciens que j’ai invités à se produire au Château de Commarin : Raúl da Costa, Severin von Eckardstein, Andrei Korobeinikov, Roustem Saïtkoulov, Haiou Zhang…
P.-A.T. : Votre discographie est déjà impressionnante. Quelle place occupe l’enregistrement dans votre vie d’artiste ? Quelle est la différence entre la préparation d’un enregistrement et d’un concert ?
I.L. : Je pense que les enregistrements sont une merveilleuse manière de faire de la musique, et cela permet également de toucher un public différent. Cela peut représenter un certain confort pour les artistes, car nous avons le droit à plusieurs prises, ce qui est bien entendu impossible en concert. Ce confort peut représenter néanmoins également des désavantages, parce qu’il y a de nombreux artistes qui sont tous simplement plus inspirés lorsqu’ils se produisent en public. J’essaie personnellement toujours d’imaginer de jouer pour un auditoire ou pour une personne en particulier lors de mes enregistrements. C’est pour cette raison que l’équipe avec laquelle nous travaillons et primordiale non seulement pour la qualité de la prise de son, mais également concernant la manière de guider les artistes lors des sessions d’enregistrement afin de leur permettre véritablement de délivrer leur message artistique le plus personnel.
En ce qui concerne la préparation des concerts et celle des enregistrements, je dois dire que je ne fais pas de différence, le niveau d’exigence est le même.
P.-A.T. : Au cours de votre formation et de votre carrière, y a-t-il eu des personnalités musicales ou d’autres artistes qui ont eu une influence déterminante sur votre développement artistique ?
I.L. : J’ai déménagé au Texas à l’âge de sept ans, car ma famille y fut mutée pour des raisons professionnelles pendant deux ans. Je faisais donc déjà du piano, et j’ai eu l’occasion de faire la connaissance du grand pianiste Vladimir Viardo, qui a su déjà déceler dans mon jeu un potentiel musical. Je devins ainsi son élève, ce qui fut exceptionnel compte tenu de mon si jeune âge, et c’est lui qui a convaincu mes parents de m’encourager à m’engager pleinement dans cette voie.
Lors de mon retour à Paris, le professeur qui me marqua le plus fut le pianiste Valéry Sigalevitch. Il a véritablement cru en moi, et m’insuffla un amour inconditionnel de la musique. Personnalité artistique hors-norme et doté d’une immense culture, il sait d’une manière exceptionnelle comment transmettre son art auprès de ses disciples.
L’enseignement que j’ai suivi auprès d’Alexis Golovine à Genève fut également des plus significatifs, car il a su développer en moi un mode de pensée et un regard analytique vis-à-vis de la partition et du jeu pianistique, tout en étant toujours lié à la plus profonde musicalité. Il prenait le temps qu’il jugeait nécessaire pour obtenir le résultat souhaité, ses cours pouvaient parfois durer une journée entière ! J’ai eu le privilège d’être son élève pendant de nombreuses années dès l’âge de 16 ans, et j’ai continué à le voir régulièrement jusqu’à son décès survenu l’année passée.
P.-A.T. : Dans votre jeu, où placez-vous le curseur entre technique et expression ?
I.L. : Je veille justement à ne jamais les séparer ! La technique est un outil qui sert à réaliser une idée musicale, et ne doit pas être une fin en soi. N’oublions jamais que la musique est porteuse des messages émotionnels les plus riches, et que le piano est un médium qui permet de les transmettre. Si la technique prend le dessus, la spiritualité disparaît pour laisser place à une simple exécution qui ne présentera du coup pas beaucoup d’intérêt.
P.-A.T. : Quel est l’événement qui vous a le plus marqué dans votre carrière de pianiste ?
I.L. : Ce fut sans doute mon premier récital parisien à la Salle Cortot, j’avais douze ans. Le programme consistait de la Fantaisie chromatique et fugue de J.-S. Bach, la sonate Appassionata de Beethoven et les Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Quelle joie immense ce fut pour moi que de jouer en public ce répertoire qui me tenait tant à cœur, à la suite d’un travail de préparation des plus intenses.
P.-A.T. : Pouvez-vous nous parler de vos projets futurs, tant concernant vos prochains engagements que la direction artistique de festivals ? Avez-vous de nouvelles œuvres ou compositeurs que vous souhaitez explorer ?
I.L. : Ce printemps est marqué par plusieurs concerts que je vais donner dans différentes villes en Allemagne, avant que commencent mes engagements de cet été qui me mèneront notamment à Paris au Festival Chopin de Bagatelle ainsi que dans le Luberon au Château de Lourmarin. Je vais me produire également pour la première fois aux côtés de l’altiste Isabel Villanueva à Séville et Cuenca.
Je suis très heureux également de pouvoir collaborer à plusieurs reprises avec des compositeurs contemporains, en faisant la création salzbourgeoise d’une œuvre de Jakob Gruchmann dans le cadre du festival « Concerti Corti » au mois de juin, et en enregistrant un nouveau disque d’œuvres de Pascal Arnault aux côtés d’Amélie Raison, de Lauriane Le Prev et de Matthieu Le Levreur, dont la sortie est prévue en novembre de cette année.
La saison 2024 / 25 s’annonce également très variée, avec notamment mes débuts avec l’Orchestre Pasdeloup et Mykola Diadiura dans le 1er Concerto de Chopin à la Salle Gaveau, ainsi que mes débuts en récital à Vienne (Palais Ehrbar) et à Londres (St. George’s, Hanover Square). Des récitals sont également prévus en France et en Allemagne, et je vais également avoir la joie de retrouver les violonistes Giuseppe Gibboni, Benjamin Herzl et Christoph Seybold avec lesquels je me produis régulièrement pour des concerts en Autriche, en France et en Suisse.
Pour ce qui est de la direction artistique des Festivals dont je suis responsable, les prochaines Escapades pianistiques du Château de Commarin se dérouleront cette année le 17 et le 18 août, avec cette fois-ci la venue de Brigitte Fossey qui se produira aux côtés de la pianiste Danielle Laval pour un concert-lecture autour des Fables de La Fontaine.
Quant au Festival du Bruit qui Pense, il se déroulera au printemps 2025. Je ne peux encore vous dévoiler les secrets de cette prochaine édition, mais il y aura comme toujours des découvertes qui j’espère sauront de nouveau séduire notre public !
P.-A.T. : Votre vie de concertiste est très prenante. Entre répétitions et voyages, comment conciliez-vous vie privée et vie professionnelle ?
I.L. : Ma vie professionnelle est justement indissociable de ma vie privée, car il ne s’agit pas de quelque chose qui peut être encadré simplement de telle à telle heure. Même en ne me trouvant pas devant un piano, la musique me suit et me hante très souvent, comme c’est le cas par exemple lors de l’apprentissage de nouvelles œuvres. Mais n’est-ce pas aussi une chose merveilleuse que d’être ainsi accompagné par la musique ? Le compositeur Horațiu Rădulescu avec lequel j’ai pris des cours de composition aimait dire que la musique pouvait s’attraper tel un microbe, et je pense que cette image a quelque chose de très juste.
P.-A.T. : En ce 21ᵉ siècle, il y a une diminution considérable des inscriptions d’enfants occidentaux au Conservatoire. Comment motiveriez-vous les jeunes à préférer le piano au smartphone ?
I.L. : Je pense qu’il n’est pas facile de franchir le premier pas et de se tourner vers la musique, et faire en sorte de la faire découvrir aux enfants dès leur plus jeune âge est primordial. Pour motiver des débutants à pratiquer l’instrument, il faut dès les premiers cours ne pas être axé uniquement sur un côté théorique et technique, mais surtout stimuler leur imaginaire et les encourager à partager leurs sentiments à travers la musique. Il est du devoir du professeur de savoir comment éveiller l’étincelle qui peut provoquer un véritable choc musical auprès de l’élève.
P.-A.T. : Vous êtes jeune, que peut-on vous souhaiter pour les prochaines années ?
I.L. : D’avoir la possibilité de toucher de nouveaux publics, et de pouvoir faire découvrir la musique classique au plus grand nombre. Je souhaite également constamment découvrir des œuvres sublimes et qui me sont encore inconnues aujourd’hui, afin de pouvoir les explorer et les inclure dans les programmes de mes concerts.