Avec Au boulot !, François Ruffin et Gilles Perret nous reviennent avec un documentaire à la frontière du social et de la satire, où la comédie des apparences rencontre la brutalité du quotidien. Cette fois, Ruffin entraîne Sarah Saldmann, figure des plateaux télé les plus en vue et défenseuse infatigable des vertus de « ceux qui se lèvent tôt », dans une immersion auprès de travailleurs précaires. Pour celle qui n’a jamais hésité à dénoncer les « fainéants » de la société, ce séjour s’annonce différent. En effet, elle sera au sein de la France laborieuse. Cela pourrait être un choc pour elle. Mais en vérité, qui apprend réellement de cette confrontation ? Et à qui ce spectacle profite-t-il au final ?
Un choc culturel… ou une farce bien orchestrée ?
Le pitch est séduisant. Il s’agit de confronter la chroniqueuse aguerrie à la vie réelle. En particulier, à celle des personnes qu’elle critique avec véhémence. Tout cela, depuis son confortable fauteuil de chroniqueuse bien payée. Saldmann accepte le défi lancé par Ruffin — peut-être par goût pour la provocation, ou tout simplement parce qu’elle sait que l’expérience lui garantira son exposition médiatique de premier plan. Le spectateur est rapidement plongé dans cette immersion improbable. La charmante Sarah quitte son univers élégant et ses tenues de créateurs. Elle opte pour des vêtements de travail.
Elle fait également la transition des plateaux douillets de CNews. Elle se retrouve alors dans les hangars poussiéreux de Boulogne-sur-Mer. Elle se retrouve face à Amine le livreur, Louisa l’aide-soignante, et Sylvain le bénévole. Tous vivant des réalités bien éloignées de ses préoccupations habituelles au parfum glamour.
Pourtant, ce décalage ne produit pas de véritable révolution intérieure. Si le contact avec les conditions de vie de ces travailleurs la bouscule un instant, l’expérience de Saldmann reste limitée à une simple semaine, à peine une touche d’authenticité dans une vie si cossue. Le concept de l’immersion semble lui-même de façade, et le spectateur se demande : que peut-on réellement comprendre d’une vie de labeur et de précarité en si peu de jours d’observation ? Sarah traverse cette semaine sans jamais réellement se laisser déstabiliser. Certes, elle sourit, elle grimace, elle joue le jeu. Mais au fond, elle semble n’éprouver que peu d’empathie pour ces destins usés par l’effort quotidien.
Une quête de vérité… ou un miroir pour Ruffin lui-même ?
L’idée de Ruffin, évidemment, est d’amener la jeune mondaine à confronter ses préjugés et, qui sait, à infléchir son discours habituel. Il imagine un retournement spectaculaire, une révélation qui montrerait les failles du discours libéral. Cependant, le tempérament de la chroniqueuse n’est pas à sous-estimer. Même dans cet univers décalé, elle s’adapte rapidement. Elle ne tarde pas à retrouver ses réflexes de plateau. Au lieu de fléchir, elle demeure fidèle à son rôle de provocatrice. Elle refuse catégoriquement de se laisser attendrir. Elle utilise des formules chocs pour marquer les esprits. Tout au long du processus, elle reste fidèle à ses convictions.
Ruffin, quant à lui, dévoile ses propres illusions dans cette expérience. À force de croire que la confrontation brute avec la précarité provoquerait un déclic chez son invitée, il semble en oublier que Saldmann est là avant tout pour le show, pour la posture. Le documentaire devient ainsi le théâtre de ses propres attentes déçues, où l’éloquence travaillée de Ruffin ne peut rien contre l’inflexibilité de celle qui préfère, visiblement, son confort idéologique aux remises en question.
Les travailleurs précaires, simples accessoires dans ce show médiatique
Ce qui frappe dans Au boulot !, c’est la place laissée aux vrais protagonistes de la précarité. Les parcours d’Amine, de Louisa et de Sylvain semblent presque secondaires, leurs histoires reléguées à de simples illustrations du propos. Le spectateur observe leurs réalités. Cependant, c’est à travers une mise en scène particulière. Cette mise en scène transforme ces vies en de simples éléments du décor. Amine pédale, Louisa s’épuise, Sylvain persévère. Mais leurs récits peinent à dépasser le rôle d’accessoires dans ce duel d’idéologies convenu.
L’objectif de Ruffin, noble à l’origine, se dilue ici dans les règles du show médiatique. La réalité brute laisse place à une série de situations parfois théâtrales, presque caricaturales, où l’essentiel semble moins de faire comprendre que d’attirer le regard. Le fossé entre les classes sociales apparaît avec une netteté brutale. Cependant, l’enjeu véritable de ces vies demeure. Il reste flou, comme masqué par la posture. En outre, il est également obscurci par les objectifs des réalisateurs.
Un film qui se regarde lui-même
En somme, ce documentaire interroge : qui est réellement le sujet ? Est-ce la France précaire, ces travailleurs aux vies invisibles que Ruffin espère rendre visibles, ou simplement Sarah Saldmann et lui-même, s’affrontant pour la caméra ? Loin d’une authentique immersion, Au boulot ! se regarde comme une satire où chaque scène semble pensée pour marquer les esprits, mais où l’émotion reste en surface.
Pour le spectateur, l’intérêt ne repose pas tant sur la confrontation avec le quotidien des travailleurs. Il est davantage centré sur le jeu permanent entre les personnages. Entre la condescendance habituelle de showgirl et l’idéalisme de Ruffin, le contraste amuse, mais laisse finalement une sensation de distance. La force du propos s’échappe à mesure que le scénario de l’immersion laisse transparaître sa propre vacuité.
Une réflexion sur la vacuité des spectacles médiatiques
Au fond, que reste-t-il de cette expérience ? C’est peut-être un simple constat. Dans notre société, l’image et le buzz priment. Même les sujets les plus graves finissent par servir de tremplin médiatique. "Au boulot !" ne sert, en définitive, qu’à renforcer les positions des deux protagonistes. Cela assure une visibilité renouvelée à l’avocate et à l’homme politique. Ils s’inscrivent durablement dans les tendances Google et les unes de journaux.
Et si l’on sourit parfois aux piques de Saldmann, si l’on admire l’engagement sincère de Ruffin, le tout laisse finalement un goût amer. Ce documentaire ne change rien : les fossés sociaux restent aussi profonds, les travailleurs précaires aussi invisibles, et le spectacle lui continue. Ruffin et Saldmann ressortent intacts de cette confrontation qui, pour le spectateur, se révèle n’être qu’un jeu de postures. Au final, Au boulot ! nous rappelle que, dans ce monde d’apparences, la quête de visibilité prend souvent le pas sur la sincérité, et que, parfois, la seule chose que l’on confronte, ce sont nos propres illusions.