László Krasznahorkai : les secrets du Nobel 2025, quand l’art tient encore la digue

Lauréat du Nobel de littérature 2025, László Krasznahorkai impose une œuvre de phrases fleuves où la menace du désastre révèle la force de l’art. De ‘Sátántangó’ au compagnonnage avec Béla Tarr, il fait de la lenteur une méthode de lucidité. À Stockholm, ce sacre rappelle combien la littérature peut tenir tête au vacarme du monde.

À Stockholm, le 9 octobre 2025, l’Académie suédoise distingue László Krasznahorkai du Nobel de littérature. L’écrivain hongrois, figure majeure de la littérature hongroise et d’Europe centrale, est salué pour une œuvre visionnaire. La menace du désastre aiguise la force de l’art, ce qui met en lumière un univers unique. En effet, cet univers est composé de phrases fleuves et de visions tenaces. Cela rappelle combien la littérature peut encore tenir tête au vacarme du monde.

À Stockholm, l’Académie sacre Krasznahorkai : annonce, dotation et précédents

À Stockholm, dans la salle du Börssalen, l’Académie suédoise a annoncé ce 9 octobre 2025 à 13 H 00 CEST l’attribution du prix Nobel de littérature à László Krasznahorkai, saluant « son œuvre fascinante et visionnaire qui, au milieu d’une terreur apocalyptique, réaffirme le pouvoir de l’art ». La distinction sera officiellement remise lors des cérémonies Nobel du 10 décembre 2025. La dotation indiquée s’élève à 11 millions de couronnes suédoises, soit environ 1 million d’euros. Après Imre Kertész en 2002, la Hongrie compte donc un deuxième lauréat du Nobel de littérature. L’an dernier, le prix avait distingué Han Kang.

Un écrivain de la littérature d’Europe centrale au long souffle

Né en 1954 à Gyula, Krasznahorkai a forgé une œuvre habitée par l’effroi et la grâce. Ses phrases s’étirent comme des fleuves, sinueux, avec une musicalité qui rappelle l’obsession rythmique de Thomas Bernhard. En outre, cette musicalité évoque aussi la persistance métaphysique de Franz Kafka, selon la critique. Chez lui, la catastrophe n’est pas un effet de décor. Elle est un climat, parfois une lente marée qui gagne les villages, les corps, les consciences. De roman en roman, l’écrivain pousse ses personnages au bord du gouffre. Cependant, il leur laisse une corde frêle au moment du saut : l’art. Cette faculté d’inventer une forme permet de ne pas céder à la dissolution.

Portrait d’un écrivain d’Europe centrale qui sculpte le temps : Krasznahorkai, maître des fugues narratives, tire du chaos une musique grave. Son univers, traduit avec patience en français, fait affleurer la beauté au cœur de la tourmente. L’Académie suédoise salue cette vision épique et tenace.
Portrait d’un écrivain d’Europe centrale qui sculpte le temps : Krasznahorkai, maître des fugues narratives, tire du chaos une musique grave. Son univers, traduit avec patience en français, fait affleurer la beauté au cœur de la tourmente. L’Académie suédoise salue cette vision épique et tenace.

Il s’est imposé dès 1985 avec le roman Sátántangó, chronique d’une communauté en déshérence, bientôt portée au cinéma par Béla Tarr. Les livres suivants, de La Mélancolie de la résistance à Guerre & Guerre, ont prolongé ce territoire mental. Dans cet univers, tout semble s’effondrer, sauf une exigence presque ascétique. Cette exigence est celle de précision et d’oreille. À rebours d’un romanesque bavard, Krasznahorkai tient le lecteur dans une hypnose claire : la scène paraît immobile, mais la pression augmente, et l’on devine sous chaque phrase le grondement d’un monde en train de basculer.

Sátántangó, matrice inquiète et cinéma de la sidération

Noyau de l’œuvre, Sátántangó concentre l’onde de choc initiale. Roman de la marche circulaire, il apprivoise le chaos et ouvre, avec Béla Tarr, la voie à une expérience limite au cinéma.

L’illustre méconnu chez lui devient figure mondiale : un style hypnotique, un humour discret, une tendresse pour les vaincus. Entre roman et cinéma, la collaboration avec Béla Tarr déploie une cosmogonie de l’épuisement.
L’illustre méconnu chez lui devient figure mondiale : un style hypnotique, un humour discret, une tendresse pour les vaincus. Entre roman et cinéma, la collaboration avec Béla Tarr déploie une cosmogonie de l’épuisement.

Le Nobel consacre une littérature qui veille quand tout vacille. Au cinéma, Béla Tarr, complice de l’écrivain, en a tiré une expérience limite : sept heures et demie de plans qui respirent comme des poumons d’orage. La collaboration s’est poursuivie avec Les Harmonies Werckmeister, que le texte La Mélancolie de la résistance irrigue de bout en bout. Krasznahorkai ne se contente pas d’être adapté, il travaille le cinéma de l’intérieur, dialogue avec la matière image, comme si la prose, par endroits, cherchait un autre corps pour prolonger son propre vertige.

À l’écran, les villes grises et les plaines balayées par le vent créent une cosmogonie de l’épuisement. Les foules au bord de l’émeute ajoutent à cette cosmogonie. Dans les livres, des motifs semblables reviennent mais sont réorientés par la voix. L’errance, la rumeur et l’annonce d’un sauveur frelaté en font partie. La sidération des foules est également présente. Ce grésillement obstiné de la conscience refuse l’abdication. L’Académie suédoise salue aujourd’hui ce travail de sape et de relance. Ce tête-à-tête avec l’apocalypse n’est pas une complaisance. C’est plutôt une méthode pour rendre encore possible la beauté.

La traduction française, une fidélité patiente

En France, l’œuvre existe grâce à la constance de Joëlle Dufeuilly, traductrice attentive à l’élan et à la syntaxe, qui a donné en langue française Seiobo est descendue sur terre, Au nord par une montagne. Au sud par un lac. À l’ouest par des chemins. À l’est par un cours d’eau., Guerre & Guerre ou encore Le Baron Wenckheim est de retour, parus aux éditions Cambourakis. Les lecteurs francophones, longtemps minoritaires mais fervents, ont construit autour de ces livres une communauté d’écoute : on y lit à voix haute pour tenir le souffle, on y revient pour vérifier le passage d’une cadence à l’autre, on y cherche cette fine pellicule de grâce qui, chez Krasznahorkai, affleure à même le désastre.

La traduction n’a pas simplifié l’œuvre. Elle l’a accompagnée, dans sa longueur, son grain, ses brillances insolites. En France, la réception s’est élargie au fil des années, portée par les cinéphiles qui venaient du côté de Béla Tarr et qui, souvent, ont rebroussé chemin vers les livres. Cette porosité entre les arts constitue l’une des singularités du romancier : il s’inscrit dans une tradition d’Europe centrale mais se laisse traverser par la peinture, la musique, l’architecture, les arts d’Asie qu’il a fréquentés et médités.

Un style de la durée et de l’obsession

On a dit « le maître de l’apocalypse », selon la formule devenue proverbiale. Le cliché tiendrait si l’on manquait le reste : le comique discret qui, chez lui, fissure les poses tragiques, la tendresse brusque pour les faibles, les ratés, les rêveurs ; la rigueur enfin, qui fait plier la matière narrative jusqu’à l’ascèse. Les phrases longues ne sont pas un tic, ce sont des machines de vision. Elles enseignent au lecteur à habiter le temps comme une étendue. Elles l’incitent à remarquer l’inflexion d’une lueur sur un carrelage. Ainsi, elles permettent de pressentir ce qui bascule dans un souffle à peine plus appuyé.

De La Mélancolie de la résistance au Baron Wenckheim, Krasznahorkai orchestre de véritables fugues narratives. Un motif paraît, s’interrompt, revient, se transforme, gagne en densité. Le monde, chez lui, tient à une pédale grave que la prose ne lâche jamais. Tout est menacé, pourtant l’art survient et sauve ce qui peut l’être : un regard, une lumière, une phrase qui, sortie du noir, se tient encore debout.

Pourquoi l’Académie a choisi Krasznahorkai

Selon les termes de l’Académie suédoise, l’écrivain est célébré pour un « travail épique et visionnaire ». Ce travail réaffirme, au cœur même de la terreur apocalyptique, la puissance de l’art. On comprend l’intuition des jurés : à l’époque de l’inquiétude climatique, des crises démocratiques, des systèmes d’information saturés, la littérature de Krasznahorkai propose non un commentaire mais une expérience de lucidité. Elle apprend à voir longtemps, à ne pas détourner le visage, à retrouver la présence dans la description insistante du réel.

Ce choix s’inscrit dans une histoire longue : celle d’un prix qui regarde tour à tour la modernité et la tradition. En 2002, Imre Kertész offrait un point d’ancrage hongrois. En 2024, Han Kang déplaçait la focale vers la Corée du Sud. En 2025, l’Académie suédoise se tourne vers l’Europe centrale, continent intérieur où l’histoire a souvent cisaillé les existences. De plus, ce continent a saturé la mémoire.

Calendrier et protocole

Le prix de littérature est décerné par l’Académie suédoise, fondée en 1786, qui siège à Stockholm. Par ailleurs, cette institution compte dix-huit membres à vie. Les travaux préparatoires sont réalisés par le Comité Nobel de littérature. Ce comité examine au printemps une liste restreinte de candidatures avant de soumettre des noms au vote final. L’annonce publique de la catégorie littérature intervient traditionnellement à 13 H 00 à Stockholm. La remise officielle aura lieu, selon l’usage, le 10 décembre, jour anniversaire d’Alfred Nobel.

Pour cette édition 2025, la dotation atteint 11 millions de couronnes suédoises par prix, confirmant la générosité retrouvée de la Fondation Nobel. Les lauréats reçoivent une médaille, un diplôme et un chèque lors d’une cérémonie annuelle. De plus, cette cérémonie ajuste son décorum à la gravité heureuse de l’instant.

L’actualité française : parutions, scènes et lecteurs

Ces dernières années ont vu paraître ou reparaitre en français plusieurs titres majeurs. Le Baron Wenckheim est de retour a marqué un lectorat élargi, rappelant qu’au-delà de la noirceur, Krasznahorkai sait ménager des clartés, parfois des bouffées d’ironie. Seiobo est descendue sur terre, livre-rivage où l’art affronte la destruction, a confirmé l’aimantation du romancier pour la tradition japonaise, la sculpture, la peinture, les liturgies qui donnent forme au monde. Les librairies françaises racontent une histoire similaire : de lecteur en lecteur, l’œuvre a gagné une place singulière. En effet, par recommandations et lectures publiques, elle reste souvent en marge du grand marché. Cependant, elle se trouve au centre d’une conversation.

Dans les salles de cinéma, la fidélité au compagnonnage avec Béla Tarr n’a jamais faibli. L’image et le texte, chez ces deux-là, s’épaulent sans se confondre. Le noir et blanc de Les Harmonies Werckmeister prolonge la prose comme une expérience sensorielle. L’écrivain hongrois a vécu à Berlin, voyagé en Chine et au Japon. De plus, il est demeuré longtemps hors des capitales littéraires françaises. Cependant, il arrive aujourd’hui à la pleine visibilité que beaucoup imaginaient sans l’attendre vraiment.

Un romancier pour temps d’orage

Il y a chez Krasznahorkai une obstination : regarder plus longtemps que la peur. Le monde moderne a ses délires d’algorithmes, ses idoles de vitesse, ses promesses d’oubli. L’écrivain oppose une lenteur active, un art de la durée qui déjoue l’étourdissement. La terreur passe, mais la phrase reste. Elle ordonne la rumeur et trouve, dans le détail d’un geste, la mesure d’une humanité tenace. On ressort de ces livres comme d’une nuit longue : les pupilles s’ajustent, l’air paraît plus froid, mais on respire mieux.

Le Nobel confirme ce pouvoir discret. Il rappelle qu’au cœur des époques troublées, la littérature demeure une méthode de connaissance. Elle ne console pas, elle ne prêche pas. Elle déplie. Elle fait entendre ce qui, sans elle, se dissoudrait dans le bruit. Et si l’Académie, aujourd’hui, salue ce travail de veille, c’est peut-être qu’il y avait urgence à reconnaître. Sous l’ombre, cette lumière silencieuse ne s’éteint pas.

En attendant Stockholm : relire l’œuvre, éprouver le courage de l’art

Le 10 décembre, Stockholm réunira les lauréats pour la remise des prix. D’ici là, on relira Sátántangó en suivant la marche d’un village harassé, on entrera dans Seiobo est descendue sur terre pour éprouver, scène après scène, la patience du geste artistique, on reviendra à Guerre & Guerre comme on s’approche d’une icône. Il n’y a pas de morale dans ces récits. Il y a un rythme. Il y a des corps. Il y a surtout cette conviction que l’art n’est pas un refuge, mais une forme de courage.

Écrivain de l’apocalypse ordinaire, Krasznahorkai explore la déréliction et l’attente dans des romans à longues périodes, portés par une syntaxe délibérément hypnotique. De ‘Sátántangó’ et ‘La Mélancolie de la résistance’ à ‘Guerre et guerre’, il met en scène des communautés au bord du chaos, entre grotesque et métaphysique. Avec ‘Seiobo est descendu sur terre’ et ‘Le baron Wenckheim est de retour’, il élargit sa portée, mêlant art, rituel et comique noir. Son univers, ancré en Europe centrale et prolongée au cinéma par Béla Tarr, interroge la possibilité de sens face au désastre.
Écrivain de l’apocalypse ordinaire, Krasznahorkai explore la déréliction et l’attente dans des romans à longues périodes, portés par une syntaxe délibérément hypnotique. De ‘Sátántangó’ et ‘La Mélancolie de la résistance’ à ‘Guerre et guerre’, il met en scène des communautés au bord du chaos, entre grotesque et métaphysique. Avec ‘Seiobo est descendu sur terre’ et ‘Le baron Wenckheim est de retour’, il élargit sa portée, mêlant art, rituel et comique noir. Son univers, ancré en Europe centrale et prolongée au cinéma par Béla Tarr, interroge la possibilité de sens face au désastre.

Cet article a été rédigé par Pierre-Antoine Tsady.