
Nicole Croisille s’est éteinte à Paris, le 4 juin 2025, à l’âge de 88 ans, des suites d’une longue maladie. Cette disparition coïncide avec celle de Philippe Labro, autre figure majeure de la culture française. Cependant, l’héritage artistique de Croisille, éclatant et multiforme, mérite un hommage singulier.
Son parcours est à la fois discret et flamboyant, mais il retrace une histoire parallèle de la scène française. En effet, il témoigne des évolutions de la chanson, du théâtre et de la comédie musicale au XXe siècle. Son décès a provoqué une vive émotion dans le monde du spectacle et au-delà.
De Neuilly à Broadway : une vocation précoce
Née à Neuilly-sur-Seine le 9 octobre 1936, Nicole Croisille grandit dans un univers cultivé, baigné de musique et de curiosité internationale. Son père dirige une agence de tourisme, rêve de grands horizons pour sa fille. Sa mère, pianiste, lui transmet le goût des mélodies et de l’exigence artistique.
Très tôt, elle se destine à la scène. Elle entre à l’Opéra de Paris comme danseuse classique, avant de rejoindre à 17 ans la Comédie-Française. Mais c’est aux côtés du mime Marcel Marceau, dont elle devient l’élève puis la partenaire, qu’elle forge une conscience aiguë du corps, du silence et de la présence scénique. Ces premières années d’apprentissage l’amènent sur les routes d’Europe et jusqu’aux États-Unis.

Le choc du jazz et la naissance d’une voix
Dans les années 1950, elle chante dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, haut-lieu du jazz parisien. C’est là qu’elle affine sa sensibilité musicale, en fréquentant musiciens, poètes et artistes d’avant-garde. Elle traverse ensuite l’Atlantique et s’installe brièvement à Chicago et Denver. De plus, elle découvre l’intensité du jazz américain, loin des standards aseptisés.
À Broadway, elle mène la revue des Folies Bergère, apprenant la rigueur et la flamboyance du show à l’américaine. Ce séjour fondateur donne à sa voix une chaleur inimitable et une justesse dramatique qui deviendront sa marque. En 1966, Claude Lelouch l’invite à interpréter, avec Francis Lai et Pierre Barouh, la bande originale de Un homme et une femme. Le "Dabadabada" devient culte. Le monde découvre une voix capable d’émotion retenue et de lyrisme pudique.
Une chanteuse aux mille visages
Au fil des décennies, Nicole Croisille alterne entre variété orchestrée, chanson réaliste, jazz et musiques de films. Elle enregistre de nombreux titres pour Claude Lelouch, parmi lesquels les inoubliables génériques de Les uns et les autres ou Itinéraire d’un enfant gâté. En 1968, elle signe une performance rare dans le film Les jeunes loups sous le pseudonyme de Tuesday Jackson, avec le titre I’ll Never Leave You.

Dans les années 1970, elle connaît un large succès populaire avec Parlez-moi de lui, Téléphone-moi ou Une femme avec toi. Ces chansons, portées par des orchestrations soignées et une voix expressive, installent Croisille dans le paysage de la chanson française. Elle séduit un public varié, sensible à son interprétation sobre, à la frontière du chant et du jeu d’actrice.
Une carrière théâtrale brillante et engagée
Dès les années 1980, elle revient au théâtre avec la même intensité. Elle incarne Hello, Dolly! au Théâtre du Châtelet en 1992, démontrant une aisance rare dans le registre de la comédie musicale. Suivront Irma la douce, L’Opéra de quat’sous, La Menteuse ou encore N’écoutez pas, mesdames ! en 2020.
Son jeu de scène, nourri de ses années de danse et de mime, captive. Sa voix, intacte, impressionne. Son énergie déborde des planches, même à un âge avancé. Hors scène, elle s’engage. En 2018, elle signe une tribune pour l’environnement aux côtés de Juliette Binoche, affirmant son attachement aux causes écologiques. Elle est aussi marraine du Centre des arts vivants, où elle transmet sa passion à une nouvelle génération d’interprètes.
Une fin lucide, une artiste debout jusqu’au bout
En 2023, elle parle ouvertement de sa maladie et de sa volonté de partir dignement. Par ailleurs, "Dès que je ne serai plus autonome, je disparaîtrai rapidement", confie-t-elle dans un entretien empreint de vérité. Cette phrase, simple et courageuse, résonne aujourd’hui comme un testament.
Jusqu’au dernier moment, elle travaille à la publication d’un triple album. À 87 ans, elle ironise encore sur sa longévité artistique : "Je n’ai pas fini d’infecter vos oreilles". Cette lucidité teintée d’humour résume son rapport à l’art et à la vie : sans détour, sans pathos, mais toujours avec panache.
Une pluie d’hommages pour une personnalité discrète
Claude Lelouch, ému, déclare : "Sa voix était le souffle de mes films". Rachida Dati, ministre de la Culture, salue "une vie de scène, de danse et de chant". Les médias rappellent son rôle singulier dans l’histoire de la chanson française, entre intensité scénique et audace discrète.
Sur les réseaux sociaux, anonymes et artistes lui rendent hommage. Beaucoup soulignent son élégance, sa générosité et son refus de se plier aux normes du vedettariat. Elle laisse derrière elle une discographie précieuse, des rôles marquants et une empreinte artistique profonde.
Nicole Croisille a vécu et chanté sans compromis. Sa disparition signe la fin d’une époque. Mais son souffle, entre jazz, cinéma et théâtre, continue de vibrer dans la mémoire collective.