
Le lundi 13 janvier 2025, Marjane Satrapi, autrice, dessinatrice et réalisatrice franco-iranienne, a rendu publique sa décision de refuser la Légion d’honneur, soulignant ce qu’elle perçoit comme une hypocrisie de la France à l’égard de l’Iran. Une courte vidéo postée sur son compte Instagram a explicité les raisons de ce geste, à la fois personnel et politique. Aux yeux de Satrapi, il est impossible de se satisfaire de symboles dès lors que les actes ne suivent pas, surtout à un moment où la répression s’intensifie en Iran.
Une critique franche de l’action publique française
Dans son message de deux minutes trente, Marjane Satrapi regrette la dissonance entre les déclarations officielles de soutien aux femmes et dissidents iraniens et, dans le même temps, l’octroi de visas à des enfants d’oligarques ou de responsables fortunés. À ses yeux, la politique migratoire reste restrictive envers celles et ceux qui tentent de fuir la répression en Iran, notamment des militants et des artistes indépendants. Un paradoxe qu’elle juge d’autant plus frappant que la France se veut historiquement terre d’asile et de libertés.
Dans une lettre adressée à la ministre de la Culture, Rachida Dati, Satrapi souligne son profond attachement à la France tout en exprimant sa solidarité avec la jeunesse iranienne. Elle rappelle également la situation des otages français détenus en Iran, prisonniers de négociations diplomatiques difficiles. Pour elle, les récentes prises de parole officielles manquent de portée concrète, ce qui l’a conduite à ce refus de décoration. « Les actes sont plus importants que la parole », conclut-elle.
Un geste qui fait écho à l’histoire de la Légion d’honneur
Créée par Napoléon Bonaparte en 1802, la Légion d’honneur demeure la plus haute distinction honorifique française. Au fil de son histoire, elle a été remise à des personnalités de premier plan aussi bien qu’à des figures plus controversées, suscitant à plusieurs reprises des débats autour de la notion de « mérite ». De grands scientifiques, des artistes illustres et des chefs d’État en ont été décorés, tout comme des individus dont l’intégrité et l’ampleur de l’œuvre interrogent.
Plusieurs intellectuels, écrivains ou philosophes ont déjà décliné cette distinction, invoquant leur liberté de conscience ou leur désaccord avec des choix politiques de l’État français. En posant ce geste, Marjane Satrapi s’inscrit dans une tradition où le refus de la Légion d’honneur devient, pour certains, un acte de cohérence entre convictions personnelles et réalité des politiques publiques.

Marjane Satrapi, une artiste à la croisée des mondes
Née en 1969 à Téhéran, Marjane Satrapi connaît dès l’enfance les soubresauts de la révolution islamique. Son arrivée en France en 1994 marque une étape décisive : c’est à Paris qu’elle commence la rédaction de Persepolis (2000-2003), bande dessinée autobiographique qui la propulse sur la scène internationale. À travers ce récit, elle décrit sans fard la censure, la pression religieuse et l’âpre réalité du quotidien en Iran, tout en esquissant la découverte d’une nouvelle liberté en Occident.
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Outre Persepolis, porté à l’écran en 2007 et récompensé du Prix du jury au Festival de Cannes, Satrapi s’est affirmée comme réalisatrice avec des œuvres telles que Poulet aux prunes (2011) ou The Voices (2014), collaborant avec des comédiens reconnus à Hollywood. Son style se caractérise par un savant mélange d’humour noir, de poésie visuelle et de profondeur narrative. Attachée à une vision universelle des droits humains, elle oscille entre la légèreté du trait et la gravité de ses sujets, témoin d’un parcours entre deux cultures.
L’Iran, la France et la question de la cohérence
La position de Satrapi souligne la complexité du regard qu’une partie de la diaspora iranienne porte sur la politique étrangère française. Depuis la mort de Mahsa Amini en septembre 2022, l’Iran est le théâtre d’une vive contestation menée par des femmes de toutes générations, soutenues par une jeunesse lassée du conservatisme religieux. La France, comme nombre de pays occidentaux, a régulièrement condamné la répression et multiplié les déclarations de principe.
Pour autant, l’octroi de certains visas et le refus d’autres, les intérêts économiques liés au nucléaire iranien ou aux secteurs pétroliers, ainsi que les négociations pour faire libérer des ressortissants français emprisonnés en Iran, créent un climat d’ambiguïté diplomatique. Marjane Satrapi, par son refus, invite à repenser la place de la France dans cette équation : se contenter de discours ou s’engager réellement à soutenir celles et ceux qui souffrent dans l’ombre de la répression.
Au-delà d’un simple refus : une exigence d’alignement
Ce geste de Marjane Satrapi va donc au-delà d’une simple posture. Il interroge la fidélité de la France à ses valeurs proclamées — liberté, égalité, fraternité — et met en lumière les contradictions qui peuvent apparaître dans la mise en œuvre concrète de ces idéaux. Si la culture, la littérature et le cinéma ont longtemps été des terrains d’expression de la pensée critique, la question se pose de savoir jusqu’où l’engagement artistique peut inciter les responsables politiques à agir.
En choisissant de décliner la Légion d’honneur, Satrapi rappelle que l’honneur, précisément, se conjugue à une certaine vision de la dignité humaine et de la justice. Dans un contexte de violentes répressions en Iran, elle souligne que la reconnaissance artistique ne saurait occulter les réalités vécues par les femmes et les dissidents que la France affirme soutenir.

Un regard tourné vers l’avenir
Marjane Satrapi, qui a obtenu la nationalité française en 2006, ne renie aucunement son attachement à l’Hexagone. Bien au contraire, sa déclaration n’en paraît que plus chargée de sens. Elle affirme aimer la France pour sa tradition d’accueil et de liberté d’expression, tout en appelant à une cohérence renforcée entre les discours et les actes. Son parcours d’autrice et de cinéaste, couronné par des succès internationaux, la place en porte-voix d’une partie de la diaspora iranienne, soucieuse de voir une politique étrangère à la hauteur des idéaux défendus.
Cette posture rappelle que la dignité, individuelle ou collective, se construit sur la durée. Pour Marjane Satrapi, la liberté n’est pas qu’un concept ; elle est un engagement, une cohérence de chaque instant. À ses yeux, c’est précisément l’un des rôles de l’artiste que d’interroger le réel et de défier toute forme de facilité. Son refus de la Légion d’honneur demeure un acte fort, dont l’écho résonne bien au-delà des salons parisiens. L’invitation à la réflexion est lancée : en matière de défense des droits humains, peut-on se contenter de gestes symboliques lorsque les actions concrètes ne suivent pas ?