Julia Ducournau secoue Cannes 2025 avec Alpha, fable virale et viscérale

Julia Ducournau lors de la présentation d'Alpha à Cannes, entre tensions et émotions partagées

Avec Alpha, Julia Ducournau revient en compétition au Festival de Cannes. Quatre ans après Titane, la cinéaste française s’attaque à un pan douloureux de l’histoire contemporaine : les années sida. Son nouveau film, à mi-chemin entre body horror, tragédie intime et allégorie politique, suit Alpha, une adolescente de 13 ans confrontée à la peur de la contamination, au rejet social et à la mort omniprésente.

Le récit s’ouvre sur une scène à la fois banale et inquiétante. Alpha se fait tatouer par un camarade. L’aiguille est sale, le geste maladroit. Ainsi débute une descente dans un monde rongé par un virus mystérieux, où l’invisible s’incarne dans chaque geste du quotidien. Cette contamination imaginaire évoque sans détour la psychose collective qui a accompagné la crise du VIH dans les années 1980 et 1990.

Julia Ducournau, née en 1983 à Paris, n’a pas vécu directement cette époque. Cependant, elle en a hérité les stigmates, les silences et les images d’archives. Elle transpose cette mémoire dans une œuvre stylisée, organique, où la peur se mêle à une quête d’amour et de reconnaissance. En traitant ce sujet à hauteur d’enfant, elle montre que les traumatismes collectifs s’infiltrent dans les histoires familiales. Ainsi, elle rappelle également leur impact sur les récits intimes.

Sur le tapis rouge, entre lumière crue et solidarité tactile, Julia Ducournau tient la main de Golshifteh Farahani, qu’on ne présente plus.Deux femmes, deux corps engagés dans une œuvre commune sur la mémoire, le deuil et la peur de l’invisible.
Sur le tapis rouge, entre lumière crue et solidarité tactile, Julia Ducournau tient la main de Golshifteh Farahani, qu’on ne présente plus.Deux femmes, deux corps engagés dans une œuvre commune sur la mémoire, le deuil et la peur de l’invisible.

Les gisants : entre mémoire, sacralisation et psychanalyse

Alpha transforme ses morts en statues de marbre. Une image forte, presque religieuse. Pour Julia Ducournau, ces corps figés rappellent les gisants des cathédrales médiévales. Ainsi, elle élève les oubliés des années sida au rang de figures sacrées, sublimées par la caméra. “Ces morts-là, je voulais les rendre beaux”, confie-t-elle lors d’une conférence de presse à Cannes.

Cette sacralisation visuelle convoque le syndrome du gisant, concept psychanalytique développé par Anne Ancelin Schützenberger. Il désigne les vies hantées par des deuils non faits, des morts oubliées, des transmissions silencieuses. Le film devient alors un mausolée imaginaire, un hommage aux corps disparus, absents des récits officiels.

Déjà dans Grave et Titane, Ducournau explorait les mutations corporelles, les blessures invisibles, les hybridations monstrueuses. Fille d’une gynécologue et d’un dermatologue, elle utilise le langage médical avec une précision clinique. Ainsi, cette précision irrigue son esthétique. Le corps n’est jamais réduit à l’enveloppe : il est mémoire, territoire, symptôme.

Main crispée, regard vif : Julia Ducournau ne joue pas. Ce corps tendu raconte déjà ses films. Comme Alpha, elle affronte les cicatrices invisibles et transforme la douleur en ornement – de l’esthétique comme acte de résistance.
Main crispée, regard vif : Julia Ducournau ne joue pas. Ce corps tendu raconte déjà ses films. Comme Alpha, elle affronte les cicatrices invisibles et transforme la douleur en ornement – de l’esthétique comme acte de résistance.

Une héroïne adolescente dans un monde contaminé

Alpha, 13 ans, est une héroïne ambivalente. Elle incarne la rage, la confusion identitaire et la vulnérabilité de l’adolescence. Interprétée par Mélissa Boros, elle traverse le récit avec une intensité sourde, presque animale. De plus, elle doit faire face à sa mère, médecin hospitalière dévouée, incarnée avec sobriété par Golshifteh Farahani, et à son oncle toxicomane, campé par un Tahar Rahim amaigri et halluciné.

Autour d’elle, la société s’effondre sous le poids de la peur. Les institutions médicales semblent dépassées. L’école devient un lieu de stigmatisation. L’environnement urbain est sale, morne, suffocant. Les effets de maquillage, la lumière blafarde et les textures cutanées évoquent une atmosphère presque post-apocalyptique. Cependant, certains choix visuels peuvent désorienter le spectateur, tant le film alterne entre réalisme cru et onirisme morbide.

Le regard de Julia Ducournau tranche comme un scalpel. Fille de médecins, elle ausculte l’âme par la chair. Chaque plan de ses films s’apparente à une dissection affective : froide en surface, brûlante au cœur.
Le regard de Julia Ducournau tranche comme un scalpel. Fille de médecins, elle ausculte l’âme par la chair. Chaque plan de ses films s’apparente à une dissection affective : froide en surface, brûlante au cœur.

Le style Ducournau : radical, organique, controversé

Depuis Grave, Julia Ducournau est perçue comme une figure incontournable du cinéma de genre français. Son style est reconnaissable entre mille : une narration sensorielle, une mise en scène radicale, des corps qui saignent, mutent ou hurlent sans prévenir. Avec Alpha, elle poursuit cette voie, tout en l’élargissant à des thématiques plus sociales : la mémoire collective, la peur de l’exclusion, la transmission du traumatisme.

Ce cinéma viscéral ne fait pas l’unanimité. Certains critiques dénoncent une forme d’esthétisme morbide, une tendance au choc facile. Pourtant, Ducournau revendique un ancrage intellectuel fort. Elle s’inscrit dans la lignée du cinéma d’horreur psychologique, de David Cronenberg à Lars von Trier, tout en empruntant aux codes du mélodrame et du conte initiatique.

À gauche, Emma Mackey, venue de Sex Education, apporte une touche anglo-pop à la tragédie française. À droite, Tahar Rahim, amaigri comme pour son Aznavour, incarne un oncle halluciné. Entre eux, Julia Ducournau orchestre ce cortège funèbre et incandescent, main tendue vers les morts oubliés.
À gauche, Emma Mackey, venue de Sex Education, apporte une touche anglo-pop à la tragédie française. À droite, Tahar Rahim, amaigri comme pour son Aznavour, incarne un oncle halluciné. Entre eux, Julia Ducournau orchestre ce cortège funèbre et incandescent, main tendue vers les morts oubliés.

Une œuvre entre culte et controverse

La réception d’Alpha s’annonce partagée. Si le film intrigue par sa proposition audacieuse, il peut aussi dérouter par sa complexité narrative. Julia Ducournau, déjà Palme d’or en 2021, continue de diviser. Encensée comme une pionnière féminine dans un cinéma de l’extrême encore très masculin, elle reçoit aussi des critiques. En effet, certains lui reprochent une certaine froideur émotionnelle.

Mais cette rigueur est peut-être sa plus grande force. Dans une époque saturée d’images lisses, Ducournau propose une œuvre rugueuse, inclassable, profondément politique. Elle interroge notre rapport au corps, à la mort, au souvenir. Elle pousse le spectateur hors de sa zone de confort pour mieux réveiller une mémoire enfouie.

Avec Alpha, elle prolonge sa réflexion sur les figures maternelles, les cicatrices invisibles et la peur comme héritage. Il reste à savoir si cette œuvre marquera un tournant dans sa carrière. Cela pourrait mener vers plus de dépouillement ou, au contraire, une radicalisation de sa vision.

Alpha sortira en salle le 20 août 2025. Un film qui suscitera sans doute débats, analyses et controverses. Le cinéma français, lui, y gagne une voix toujours plus singulière.