Interview de l’écrivain René de Ceccatty

Lumière douce et horizon pastel : un visage serein, un sourire discret qui préfère la netteté à l’éclat. La bienveillance tient lieu d’aura.

Romancier de l’intime et passeur insatiable, René de Ceccatty occupe, depuis plus de quarante ans, une place singulière : une écriture de la délicatesse, jamais mièvre, et une éthique de la clarté qui honore autant les vivants que les disparus. Récemment, on l’a entendu à la Maison de l’Amérique latine. C’était lors d’un hommage à Edmund White. Cette soirée a permis à la littérature de se tenir au plus près de la vie.

Au sujet de l’auteur

L’art d’écrire « je » sans se servir

De Ceccatty ne confond pas confidence et exhibition. Ses récits de L’Accompagnement à la pentalogie d’Aimer gagnent leur force d’une pudeur active : dire juste, sans abîmer, éclairer sans s’installer sur l’autre. Cette ligne s’entend dans sa façon de parler d’Edmund White : tenir ensemble mélancolie et désir, tendresse et franchise, préférer le tact à la posture.

Dans le calme d’un salon, le visage qui tient ses mots comme on tient une promesse. Écrire l’intime sans effraction, préférer le tact à la pose : l’éthique est déjà là. Souvenir d’Edmund White en contrechamp, fraternité sans emphase. Un sourire discret, la tenue d’une voix et ce silence qui précède la phrase. © Bernard Plossu
Dans le calme d’un salon, le visage qui tient ses mots comme on tient une promesse. Écrire l’intime sans effraction, préférer le tact à la pose : l’éthique est déjà là. Souvenir d’Edmund White en contrechamp, fraternité sans emphase. Un sourire discret, la tenue d’une voix et ce silence qui précède la phrase. © Bernard Plossu

Un éditeur, un traducteur, un passeur

Écrivain et éditeur, traducteur de l’italien et du japonais, de Ceccatty a bâti un pont durable entre les langues : Dante (une Divine Comédie en octosyllabes, qui lui valut le Prix Dante Ravenna 2018), Pétrarque, Leopardi, Pasolini, côté japonais, des traductions, souvent en dialogue au long cours, qui ont affiné sa propre musique française. Cette œuvre de passeur accompagne ses biographies d’Elsa Morante, Alberto Moravia, Maria Callas, et ses essais qui placent la littérature au rang d’une discipline de vérité.

Le Japon comme retour à soi

Dans Mes années japonaises, de Ceccatty raconte moins un exotisme qu’un retour : la découverte d’une cadence, d’une retenue, d’une lumière. On y découvre l’empreinte d’un écrivain pour qui la traduction n’est pas secondaire. En effet, c’est un atelier de précision où la phrase, le souffle et l’allure se cisèlent.

Une leçon de tenue lors de l’hommage à Edmund White

De Ceccatty l’a rappelé lors de l’hommage à White : écrire, c’est tenir. Tenir la phrase contre la confusion, tenir le réel contre le bruit, tenir l’amitié contre le temps. Au 217 boulevard Saint-Germain, je l’ai vu, sobre et précis. En effet, il a redonné voix à White sans monument. De plus, il l’a fait en ouvrant des livres et des chemins, comme on relève un visage aimé.

Pourquoi le lire maintenant

  • Pour une éthique de l’intime à l’ère de l’hyper-exposition.
  • Pour des biographies qui éclairent sans enfermer.
  • Pour la musique d’un Français rendu plus vif par l’italien et le japonais.
  • Pour apprendre, avec lui, l’art d’être exact et juste.

Entretien de René de Ceccatty par Pierre-Antoine Tsady

I. Edmund White, l’ami et le regard

Pierre-Antoine Tsady : Quel souvenir précis d’Edmund White vous revient un geste, une phrase qui dit l’homme derrière l’écrivain ?

René de Ceccatty : Je me rappelle l’avoir invité chez moi le 12 juillet 1998 avec d’autres amis. On entendait dans la rue des cris de foule, des hurlements, des vagues de brouhaha. C’était le soir de la finale France-Brésil. Je déteste le foot, ce qui me distingue des hommes en général. Par ailleurs, cela me différencie de la plupart des écrivains et des gays en particulier. Mon indifférence exaspérait Edmund, car il voyait que le repas se déroulait dans un calme parfait. En effet, tout se passait sans liesse ni indignation populaires, selon le comportement des joueurs sur le terrain. À la fin, n’y tenant plus, Edmund m’a demandé si je n’avais pas de télévision. J’en avais une que je regardais très rarement. Par conséquent, je l’avais remisée et débranchée dans un coin de ma chambre. Je suis allé, de mauvaise grâce, la chercher pour l’allumer dans le salon où nous nous trouvions. Et Edmund a pu ainsi partager un instant de communauté universelle imaginaire, en se coupant de notre petit groupe. Je me suis rendu compte alors qu’Edmund était soucieux de s’intégrer à une certaine « normalité » masculine. Mais sans doute voulait-il se montrer plus français qu’un Français. De plus, il prenait parti fanatiquement pour l’équipe française contre le Brésil. À ce moment-là, il ne vivait plus en France et n’était que de passage à Paris. En outre, l’on sentait qu’il avait une grande nostalgie pour notre pays, qui n’était plus le sien. Et en devenant un supporter de foot, il affichait une sorte de patriotisme d’emprunt. Edmund était quelqu’un pour qui « l’attitude » comptait. En général, l’attitude courtoise, attentive, mais aussi snob ou faussement populaire. Il y a toujours eu, chez lui, une sorte de jeu social. Mais l’amitié sincère n’en demeurait pas moins profondément ancrée chez lui. Sans pour autant craindre de paraître désinvolte. C’est aussi ce qui caractérise son autobiographie, tour à tour attentive, chaleureuse, aimante et crue. De plus, elle est franche, directe, presque brutale, surtout en matière sexuelle. Ici, le foot était la métaphore d’une sexualité fantasmée, comme du reste, il l’est toujours. Un mélange de refoulement et de brutalité que je n’ai jamais aimé dans les sports collectifs. En outre, je l’apprécie encore moins dans le spectacle de ces sports.

P.-A. T. : Qu’a-t-il, selon vous, déplacé dans l’écriture de soi, et que nous en reste-t-il aujourd’hui ?

R. de C. : Ce qui peut apparaître comme un défaut (désinvolture, brutalité, refoulement) peut aussi devenir une grande qualité en littérature. En effet, cela est particulièrement vrai dans l’écriture de soi. Il y a mille manières de se désinhiber pour parler, pour écrire sur soi. Edmund a longtemps lutté pour accepter son homosexualité. Il l’a déclarée ouvertement dans ses livres, avec une certaine lenteur. En effet, ses premiers livres, sophistiqués, alambiqués, recherchés, mais aussi très élégants, n’abordent pas frontalement la question. Il est plus près de David Garnett ou de Ronald Firbank ou de James Purdy, que de James Baldwin ou de John Rechy. Mais peu à peu, il s’est pris comme sujet central. Avec une sorte de méfiance méticuleuse, il se montrait sous des aspects dérangeants. En effet, certains de ces aspects étaient même peu flatteurs. Il l’a fait ensuite, systématiquement, dans toute son œuvre autobiographique ou inspirée de sa vie. (Notamment dans My Lives, The Loves of My Life, Chaos, The Beautiful Room is empty, The Married Man). Je pense que La Symphonie des Adieux est son chef-d’œuvre. Mais ce qui va nous manquer c’est sa générosité, son humour, sa curiosité, personnelle et littéraire, et son courage. Contrairement à Tennessee Williams, Gore Vidal ou Truman Capote, ses prédécesseurs dans la littérature ouvertement gay, il a réussi. En effet, il est parvenu à donner une image altruiste d’une célébrité gay. Il avait de l’humour, mais pas l’humour aigre, amer ou méchant. Hélas, cet humour est fréquent chez les intellectuels gays et dans l’esprit « camp ». C’était une drôlerie joyeuse et bienveillante (même quand il lançait des piques contre l’un ou l’autre).

P.-A. T. : La mélancolie mêlée au désir chez White résonne-t-elle avec votre propre travail ?

R. de C. : Oui, en effet, il y a ces composantes, chez lui et chez moi. Même si, chez moi, la réserve est beaucoup plus grande. Une retenue qui pouvait le surprendre (comme justement le soir de la finale franco-brésilienne où la France a triomphé…) Il m’a très gentiment soutenu, notamment pour trois de mes livres qu’il a beaucoup aimés, L’Accompagnement, Aimer et Eloge de la bâtarde (sur Violette Leduc). Il a écrit sur ces livres dans la presse française, américaine et anglaise. Il a même traduit un chapitre d’Aimer. Je l’agaçais un peu par certaines de mes réticences sociales. Mais il admirait, je crois, mon engagement amical ou amoureux. C’est son traducteur (Gilles Barbedette) qui me l’a présenté. Gilles est mort du sida. Et le livre que je lui ai consacré (L’Accompagnement) a beaucoup touché Edmund, qui était lui-même contaminé. Il a lu aussi attentivement mes biographies (Moravia, Pasolini, Elsa Morante). Il partageait mon amour pour l’Italie, qu’il connaissait profondément. Mais je suis beaucoup plus obsessionnel que lui dans mes passions. Il savait mon intérêt pour le Japon, et ma connaissance de la littérature japonaise que je traduisais et traduis encore. Et il trouvait qu’il y avait du Kawabata en moi. Ce n’est pas faux. Même si désormais, je me sens beaucoup plus proche de Fumiko Hayashi. De toute façon, il est certain que je suis plus japonais qu’américain. Et Edmund White est resté, lui, très profondément américain, malgré son amour pour la France et les écrivains français.

II. L’intime, la sincérité, l’apaisement

P.-A. T. : Comment fabrique-t-on la sincérité d’une page sans indiscrétion ni pose ?

R. de C. : « Fabriquer la sincérité » ne me semble pas une formule bien heureuse, même si c’est « sans indiscrétion ni pose ». La sincérité n’a pas bonne presse : on la confond avec la candeur, la naïveté, si ce n’est même la bêtise. Le cynisme, le masque, la fausseté sont plus rentables. La sincérité devrait commander l’impulsion à écrire, à publier, à être lu. Mais cette sincérité est toujours accompagnée d’une grande peur et d’une grande insatisfaction. Elle s’accompagne aussi d’un sentiment d’inachèvement et d’imperfection. Je parle en tout cas pour moi… Il faut surpasser la crainte du ridicule, bien entendu. Mais on n’y échappe jamais. Quant à l’indiscrétion, elle est malheureusement inévitable, quand on parle de soi et quand on parle des autres. On met en cause d’autres que soi. J’ai retiré de la publication un de mes livres avant même sa parution. Je redoutais de faire souffrir celui dont je parlais, un homme que j’avais aimé passionnément. Cependant, il m’avait fui. De plus, je ne voulais pas affecter son entourage, sa femme et ses enfants. Le livre contenait un portrait critique, cru et bien entendu très partial. J’ai reculé. Je ne le regrette pas. J’avais une indiscrétion nuisible et inutile. On peut toujours reprocher la pose à un auteur qui se met en scène. De plus, il gémit souvent. Mais il faut passer outre à ces reproches, inévitables. On l’a reproché à Rousseau, à Proust, à Violette Leduc. Unique consolation.

P.-A. T. : Dans une époque d’hyper-exposition, comment garder à l’introspection sa force de résistance et non de complaisance ?

R. de C. : Internet, les blogs, les réseaux et les tweets ont fragilisé la littérature. En effet, rendre public suffit à justifier littérairement toute exposition de soi et des autres. Une grande confusion est née de ce que l’on a appelé « l’auto-fiction », concept insatisfaisant qui réunit de grandes œuvres (Hector Bianciotti, Hélène Cixous, Edouard Louis, Gilles Leroy, Fumiko Hayashi, Edith Bruck, Marguerite Duras, Violette Leduc) et des œuvres insignifiantes et vulgaires, ou démonstratives et sectaires. L’introspection fait partie intégrante de la littérature (il y a dans un grand essai théorique de Dante, intitulé Le Banquet, Il convito, des pages extraordinaires sur l’introspection, sur l’usage du « je », tout comme dans les Confessions de saint Augustin, bien sûr). Là, le « je » devient noble, comme le « je » qu’utilisent les Japonais Nagai Kafû, Natsumé Sôseki, Mori Ôgai…

P.-A. T. : Un passage de vos livres a-t-il déjà déplacé votre regard sur quelqu’un (ou sur vous-même) ?

R. de C. : Par « déplacé », voulez-vous dire « modifié », « altéré », « changé » ? Oui, bien sûr, Cela m’est arrivé et j’ai approfondi mon regard sur celui que j’ai appelé Hervé. Dans ma pentalogie Aimer, composée de cinq livres, ou encore dans L’hôte invisible et Raphaël et Raphaël, je n’ai cessé d’apporter des variations. En effet, ces variations portaient sur l’amour qu’il m’inspirait. Et je vais jusqu’à sa mort. Je ne dis pas que je me sois montré plus lucide, plus indulgent à son égard, moins complaisant au mien. Mais j’ai compris l’étendue de sa propre souffrance et d’une certaine manière de son amour. Quand j’ai écrit sur Elsa Morante, je suis allé assez loin dans sa psychologie (à travers ses romans et nouvelles que j’ai analysés et à travers sa vie que j’ai reconstituée) pour comprendre des défauts qui d’emblée ne m’étaient pas apparus. Mais autrement, de manière générale, je ne commence à écrire que lorsque j’ai une idée plus ou moins « arrêtée ». Par conséquent, il n’y a pas de révolution dans mon regard sur ce que je veux écrire.

III. Un renoncement Greta Garbo, l’effacement choisi

Devant les rayonnages, le lecteur passeur : Dante en octosyllabes, Pasolini en clair. Garbo, l’effacement impossible et l’art d’approcher un mythe sans le brusquer. Une main au menton, l’autre au travail : exactitude et douceur vont ensemble. Ici, la littérature s’entend comme une tenue voir juste, dire juste. © Carlos Freire
Devant les rayonnages, le lecteur passeur : Dante en octosyllabes, Pasolini en clair. Garbo, l’effacement impossible et l’art d’approcher un mythe sans le brusquer. Une main au menton, l’autre au travail : exactitude et douceur vont ensemble. Ici, la littérature s’entend comme une tenue voir juste, dire juste. © Carlos Freire

P.-A. T. : Qu’est-ce qui, chez Garbo, vous touche durablement : la maîtrise de son image, ou le choix de l’effacement ?

R. de C. : Ce qui m’a touché chez elle, c’est sa façon de vivre, outre sa beauté surhumaine. Son jeu inclassable m’a également marqué. En effet, elle a vécu son statut d’icône hollywoodienne d’une manière unique. Elle n’aimait pas ses films, les trouvant stupides pour la plupart (les muets). De plus, elle jugeait les parlants ineptes par leurs excès et leur tonalité exagérément mélodramatique. L’hystérie qu’elle suscitait chez ses admirateurs était contraire à son tempérament flegmatique et froid. Son homosexualité était en contradiction avec les rôles qu’on lui donnait sauf dans La Reine Christine. Elle a aimé plusieurs hommes. Mais ce sont surtout deux homosexuels qui l’ont émue : Mauritz Stiller, son découvreur suédois, et Cecil Beaton, le photographe et costumier anglais. Même si elle a eu des amitiés amoureuses pour certains de ses partenaires, ce sont trois femmes qui ont été déterminantes dans sa vie, la comédienne Mimi Pollak, l’actrice et scénariste Salka Viertel et la rentière et championne de golf Cécile de Rothschild. Hollywood, de toute façon, a été plus fort qu’elle. Elle s’en est rendue compte très vite. Elle a tenté à plusieurs reprises de s’enfuir, de retourner en Suède, et finalement, l’échec de La Femme aux deux visages, qui s’est produit au moment de la déclaration de la Deuxième Guerre mondiale ou plutôt de l’entrée des États-Unis en guerre (avec Pearl Harbour), a incité Garbo à se mettre en pause. Elle n’avait, en réalité, pas l’intention de s’arrêter définitivement, puisqu’elle a signé des contrats, a même accepté de faire des essais-lumières et après le « renoncement » au tournage de La Duchesse de Langeais, a envisagé d’autres retours (avec Bergman et Visconti essentiellement). Elle était extrêmement riche, elle avait très sagement investi sa fortune (immobilière, picturale). Elle n’avait absolument plus besoin matériellement de travailler surtout en exerçant un métier qu’elle n’a jamais aimé. Ce renoncement en effet est devenu une tentative d’effacement. Mais elle n’y est pas parvenue : la statue était indéboulonnable. Figée dans son mythe, elle vivait sa retraite comme un nouveau film sans fin.

P.-A. T. : Ce « renoncement » le projet Ophuls avorté puis le retrait organisé vous semble-t-il une forme de liberté face au regard public ?

R. de C. : Non, cette liberté, je pense que contrairement à Brigitte Bardot, elle n’y a jamais eu accès. Bardot n’a pas changé de nature, en quittant les plateaux. Elle avait été libre devant les caméras, elle est restée libre à la Madrague. Elle a simplement envoyé valser les emmerdeurs. Elle n’en a fait qu’à sa tête, sans se soucier de déplaire. Pour Garbo, c’était plus compliqué. Elle n’avait jamais fait du franc-parler (à la Bardot) son langage. Elle avait toujours fui. Ce qu’elle écrivait à ses amis, elle ne le disait pas à la presse, ni même aux producteurs. Elle vivait sa beauté et sa notoriété comme une sorte de calvaire ou de loi subie. Elle a eu le plus grand mal à préserver son intimité, comme les innombrables photos volées l’ont prouvé.

IV. Traduire et transmettre

P.-A. T. : Votre Divine Comédie en octosyllabes, sans notes : vouliez-vous d’abord rendre la musique, la vitesse, ou la lumière du poème ?

R. de C. : Je voulais surtout comprendre le texte, me le rendre fluide pour moi-même. Ne rien laisser dans l’ombre. Mais aussi, oui, je cherchais un équivalent à l’extraordinaire chant rythmé de la prosodie de Dante. Le texte est très riche en références qui sont compliquées par les espèces de « rébus » qu’inventait Dante et qui, si on ne les éclaire pas, rendent les vers aussi obscurs que ceux de Nostradamus ! L’octosyllabe est l’équivalent français de l’hendécasyllabe italien (c’est en hendécasyllabes que Dante a traduit les octosyllabes français du Roman de la Rose). C’est le vers que les paroliers de chanson utilisent encore souvent en France. Alors oui, musique, lumière et vitesse. Les trois.

P.-A. T. : Qu’avez-vous reçu de Pasolini en le traduisant et en l’accompagnant : une éthique du réel, une langue, un courage ?

R. de C. : J’ai surtout contemplé une vie poétique dans les événements biographiques, les poèmes, les romans, les essais et le cinéma. Cet engagement poétique n’avait d’autres retenues que les circonstances où il le vivait et les attaques qu’il suscitait ou subissait. Courage, oui, c’est une qualité dont il n’a pas manqué. Il avait avec le réel une sorte de devoir de mise à nu. Ce réel, il en faisait une instance sacrée. Même s’il se disait « a-religieux », il avait un sentiment très profond du sacré, auquel il espérait avoir accès par toutes sortes de moyens (narratifs, contemplatifs, esthétiques et politiques). C’est une sorte de « morale esthétique », si l’on veut.

P.-A. T. : Vous traduisez aussi du japonais (avec Ryôji Nakamura). Qu’a changé ce détour dans votre français d’écrivain ?

R. de C. : J’ai découvert la langue japonaise en 1977, lorsque j’ai été nommé comme enseignant au Japon. Et j’ai commencé à lire fébrilement la littérature japonaise, et rapidement à la traduire avec Ryôji Nakamura (en commençant par les textes très difficiles de Dôgen, moine zen du XIIIe siècle). En vivant à Tôkyô, comme je l’ai raconté dans Mes années japonaise, j’ai eu l’impression d’être immergé dans un environnement (humain, culturel, urbanistique) qui me convenait, qui convenait à ma sensibilité, à mon mode d’exister, même si cette période de ma vie a été remarquablement tourmentée. La traduction que je pratiquais (de l’italien) depuis mon adolescence est devenue (du japonais cette fois-ci) une arme capitale pour pénétrer dans cette culture, et je l’ai vécue en compagnie d’un ami, durant 33 ans, dont 13 années de vie commune, et 20 années de vies séparées, mais encore amicales et laborieuses. Ensuite, après avoir appris de lui d’innombrables techniques incontournables, j’ai traduit seul. Cela m’a permis de poursuivre mon travail. Cependant, lorsqu’il est absent, il reste très présent, car je me souviens souvent des moments partagés avec lui. En effet, je me rappelle comment nous découvrions ensemble certains mots, formulations ou circonlocutions en japonais. Ainsi, je pense à la manière de les traduire en français selon ses conseils. J’ai eu l’impression de trouver une langue encore plus proche de ma langue intérieure que l’italien que j’ai pourtant beaucoup pratiqué, traduit, utilisé (puisque je suis en mesure d’écrire directement en italien, je l’ai fait pendant des années, en étant correspondant du quotidien romain Il Messaggero à Paris, et il m’arrive de faire des conférences en italien dans des universités italiennes ou de répondre à des interviews, de faire des master classes, dans cette langue). Je n’ai pas la même maîtrise du japonais. Mais, pour m’en donner l’illusion, lorsque je traduis, maintenant je recopie la phrase japonaise avant de la traduire. Je l’ai fait pour cinq ou six livres déjà (de Fumiko Hayashi, de Sôseki, et même de Kawabata, mais je n’ai pas publié mes traductions de cet auteur, parce qu’il n’est pas dans le domaine, et que d’autres traductions des livres que j’ai re-traduits sont sur le marché). Je suis en train de traduire un roman de Fumiko Hayashi et des poèmes de Sôseki. Je n’ai pas vécu ma pratique de la traduction du japonais comme un détour. Au contraire, je l’ai vécue comme un retour.

P.-A. T. : Si vous deviez offrir à un jeune auteur une phrase-boussole (de White, Morante ou Dante), laquelle et pourquoi ?

R. de C. : Je vais me permettre de choisir deux autres auteurs. De Pasolini, je choisirais « Adulte ? Jamais ». La raison de ce choix et de ce qu’il implique va de soi. De Moravia, je choisirais : « La guerre devrait être un tabou entre les nations, comme l’inceste l’est dans les familles. » Jamais cette phrase ne m’a semblé plus actuelle, plus nécessaire que maintenant.

René de Ceccatty se lit comme on entrouvre une fenêtre par grand calme : l’air y est net, la lumière exacte. Il écrit l’intime sans effraction une voix qui approche, qui apprend, qui tient parole. Ses récits d’amour (jusqu’à ‘Aimer’) ne posent pas, ils déplient : le tremblement, la fidélité, la fuite. ‘L’Accompagnement’ demeure l’un des textes les plus justes sur la présence au bord de l’absence. Biographe, il sait écouter : Moravia, Morante, Pasolini jamais statues, toujours vivants. Son recit ‘Un renoncement’ consacré à Greta Garbo est une victoire de tact : effacement, mythe, solitude tout y respire. Traducteur, il rend la phrase plus claire qu’un matin : Dante en octosyllabes, Pasolini sans filtre. Le Japon lui a donné une tenue : la phrase marche pieds nus, mais ne trébuche pas. On quitte ses pages avec moins de bruit en soi et plus d’attention pour l’autre. De Ceccatty, au fond, écrit pour tenir ensemble le vrai, le tendre et le discret.
René de Ceccatty se lit comme on entrouvre une fenêtre par grand calme : l’air y est net, la lumière exacte. Il écrit l’intime sans effraction une voix qui approche, qui apprend, qui tient parole. Ses récits d’amour (jusqu’à ‘Aimer’) ne posent pas, ils déplient : le tremblement, la fidélité, la fuite. ‘L’Accompagnement’ demeure l’un des textes les plus justes sur la présence au bord de l’absence. Biographe, il sait écouter : Moravia, Morante, Pasolini jamais statues, toujours vivants. Son recit ‘Un renoncement’ consacré à Greta Garbo est une victoire de tact : effacement, mythe, solitude tout y respire. Traducteur, il rend la phrase plus claire qu’un matin : Dante en octosyllabes, Pasolini sans filtre. Le Japon lui a donné une tenue : la phrase marche pieds nus, mais ne trébuche pas. On quitte ses pages avec moins de bruit en soi et plus d’attention pour l’autre. De Ceccatty, au fond, écrit pour tenir ensemble le vrai, le tendre et le discret.

Cet article a été rédigé par Pierre-Antoine Tsady.