(Photo de couverture : L-Cousin)
Dans cette interview exclusive, le pianiste Kotaro Fukuma, renommé mondialement, nous dévoile son univers musical. Francophone et francophile, il adore Paris et vit aussi à Berlin, Leiden et Tokyo. Il évoque ses débuts au piano dans une famille érudite et ses études au Conservatoire de Paris. Aussi brillant que modeste, il nous partage les influences qui ont façonné son art. Une plongée fascinante dans la vie de ce créatif passionnant, toujours en quête de nouvelles aventures artistiques.
Entretien
Pierre-Antoine Tsady : Votre parcours musical est impressionnant. Parlez-nous de vos débuts au piano et de ce qui vous a donné envie de faire carrière ?
Kotaro Fukuma : Il n’y a pas de musiciens professionnels dans ma famille, mais ma mère avait une collection de disques de musique classique, notamment du piano. Elle écoutait ces disques dans la vie quotidienne. Et j’ai deux sœurs ainées qui prenaient des cours de piano ; la professeure venait à la maison pour donner les cours.
En plus mon père a acheté un petit piano à queue pour ma sœur ainée quand j’avais 1 an, donc ma grande curiosité pour le piano était assez naturelle. Ma mère m’a dit que je rampais toujours en direction du son du piano. Que ce soit les enceintes Hi-Fi ou le piano joué par mes sœurs, j’étais toujours attiré.
P.-A. T. : Dès l’âge de 19 ans, vous poursuivez vos études au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Qu’est-ce que l’école française a apporté à votre art ?
K. F. : Je pense que j’ai appris avant tout à chercher des couleurs dans mon jeu. Mon professeur du Conservatoire de Paris, Bruno Rigutto, m’a enseigné qu’il faut toujours chercher des couleurs et raconter une histoire.
Et puis, ma curiosité pour la musique contemporaine a grandi. J’ai vu beaucoup d’élèves et de professeurs jouer ce genre de musique, ce qui m’a fortement influencé. J’en ai souvent été émerveillé.
Les diverses collaborations avec d’autres formes d’art ont également nourri ma curiosité. J’ai mené ces collaborations moi-même pour la première fois pendant mes études à Paris. Cela m’a appris beaucoup de choses.
P.-A. T. : Votre répertoire est très éclectique : de Jean-Sébastien Bach à la musique contemporaine. Quels sont vos critères de choix ?
K. F. : Je suis très curieux et ouvert au répertoire du piano. Durant mes études, nous étions obligés de jouer toutes sortes de musique : du baroque jusqu’à la musique contemporaine. Cependant, il était rare que je n’éprouve pas de plaisir à me plonger dans l’univers d’un compositeur. Il y a des œuvres plus ou moins intéressantes ou réussies chez chaque compositeur.
Quand je fais un programme de récital, je cherche d’abord un thème ; et selon le thème, je choisis une ou deux œuvres principales. Puis, je réfléchis à ce qui va avec. Comme j’ai une passion pour faire connaître les œuvres méconnues, j’essaie de mettre quelques œuvres rares aussi.
P.-A. T. : Vous avez réalisé une série de concerts dénommée Rare Piano Music et vous avez réussi de nombreuses transcriptions. Qu’est-ce qui vous attire dans ce type de défis ? Dites-nous en plus sur ces projets ?
K. F. : Tout d’abord, j’ai fait quelques transcriptions d’œuvres symphoniques ou lyriques, y compris de chansons françaises ! La plupart du temps, c’est pour m’amuser et faire plaisir au public. Je ne considère pas cela comme un travail en soi.
Mais un jour, René Martin – directeur artistique de La Folle Journée – m’a commandé une transcription de La marche turque de Beethoven. Ce fut un grand défi pour moi, car il voulait une version pour trois pianos et 12 mains, soit six pianistes ! Je n’avais jamais composé de morceau pour quatre mains, donc ce fut une grande aventure. Dès que j’ai trouvé de bonnes idées, c’est allé assez vite. Et j’ai été très heureux d’avoir de bons retours par les collègues qui l’ont jouée : Etsuko Hirosé, Jean-Frédéric Neuburger, Rémi Geniet, David Salmon et Manuel Vieillard.
Quant à ma série de concerts Rare Piano Music, c’est tout autre chose. J’ai lancé cette série en juillet 2020 en pleine pandémie de covid. L’idée m’est venue quand j’ai joué au festival de Husum en Allemagne à l’été 2019, où les artistes doivent jouer des répertoires rares, personne ne joue de Chopin ni de Mozart ! L’atmosphère dans le public était absolument fantastique, car tous étaient grands amateurs et connaisseurs du piano.
Je voulais organiser ce genre de festival au Japon, mais c’était impossible avec la pandémie. Donc j’ai décidé de le faire en ligne sur ma chaîne YouTube. L’avantage du concert en ligne est qu’on peut communiquer en direct. Je fais une conférence musicale et les artistes peuvent communiquer avec le public pendant le concert : c’est quelque chose d’unique !
J’organise aussi une séance préliminaire d’entretien en direct sur YouTube avec l’artiste quelques semaines avant le concert. Cela permet de présenter l’artiste ainsi que son programme. Ainsi, le public intéressé peut apprécier la musique proposée plus en profondeur.
Dans la première saison, on faisait un concert par mois, car j’avais du temps. Maintenant, on fait six concerts par an — cinq concerts en ligne et un en public. C’est un grand défi de les organiser en marge de tous mes concerts et mes voyages ; de collecter de nombreux dons avec le streaming.
La première année s’est très bien passée, car les gens devaient rester chez eux. De plus, ils étaient généreux envers les artistes. Remplir la salle avec ce programme est un défi, mais je reçois beaucoup d’encouragements du milieu musical.
En outre, je sais que cette série est importante pour le monde de l’Art en général. Je suis donc déterminé pour poursuivre la série jusqu’au volume 100. Le prochain concert en ligne sera le Volume 33, le 28 septembre.
P.-A. T. : Vous avez vécu et travaillé dans près de 40 pays à travers le monde et vous habitez dans trois pays différents. Comment ces expériences multiculturelles ont-elles enrichi votre approche musicale et votre vie ?
K. F. : J’adore voyager, découvrir la culture de chaque pays, entrer en contact avec la nature, surtout les belles vues du scintillement de l’eau… J’aime apprendre les langues : je parle couramment anglais, français, allemand, japonais, un peu espagnol et je débute en italien, russe et hollandais. J’aime aussi me faire des amis mélomanes. Tout cela m’inspire et me donne une bonne énergie pour faire de la musique. Je pense qu’il est important de voyager. La plupart des compositeurs, même Johann-Sebastian Bach, ont beaucoup voyagé. Ils ont été influencés par différentes cultures.
J’ai beaucoup de chance d’avoir trois bases en ce moment : Berlin, Leiden aux Pays-Bas et Tokyo. Mais c’est parfois compliqué sur le plan logistique. Surtout quand je ne sais plus dans quel appartement j’ai oublié une chose importante !
P.-A. T. : Vous avez collaboré avec divers artistes qui ne sont pas musiciens. Pouvez-vous partager avec nous une expérience mémorable ?
K. F. : En dehors de la musique, j’aime particulièrement la danse et l’art visuel, donc, ce fut une grande joie et j’ai eu beaucoup de chance de collaborer avec des artistes renommés comme Yuzuru Hanyu, Stéphane Lambiel, patineurs artistiques champions du monde, Mathieu Ganio, danseur étoile, ou encore Kaiji Moriyama, danseur de ballet contemporain.
Il y a bien sûr quelques contraintes quand on collabore avec des danseurs. Vous ne pouvez pas avoir une liberté totale en termes de choix du tempo ou de gestion du temps. Vous devez aussi jouer dans un environnement adapté au spectacle. Je me rappelle très bien ma première participation à un spectacle de patinage. C’était en décembre, dans une patinoire à Genève, où il faisait moins de 3 °C. Ce n’était pas facile de jouer du piano. Les lumières changent et bougent selon la musique et la chorégraphie. Le public applaudit aux moments des pirouettes et des sauts. Vous entendez le son décalé dans l’amplificateur, vous devez raccourcir le morceau selon le timing… Tout cela n’arriverait jamais lors d’un concert normal !
Cependant, ce fut une expérience irremplaçable et magique pour moi. Créer une œuvre à l’unisson entre les danseurs et le musicien est propre à la collaboration au spectacle vivant. Je pense qu’en collaborant avec des danseurs, j’ai pu acquérir une expression souple et tridimensionnelle. J’ai dû adapter mon jeu au spectacle, surtout au moment des sauts. J’ai parfois même suggéré d’adapter la chorégraphie à la partition musicale. Dans les enregistrements, le volume est normalisé et constant. Lors d’un spectacle vivant, l’ingénieur du son ajuste le volume en direct. Cela permet au public de se concentrer sur la musique pendant les parties les plus sensibles – pianissimo.
P.-A. T. : Y a-t-il un pianiste que vous admirez et qui vous inspire particulièrement ?
K. F. : Il y a beaucoup de pianistes qui m’inspirent, mais j’admire particulièrement Marc-André Hamelin, un pianiste canadien. Je l’ai entendu pour la première fois en enregistrement il y a environ 20 ans. Un organisateur de concert américain m’avait parlé de lui et m’avait conseillé d’écouter un de ses enregistrements de Godowsky. J’ai été impressionné par sa technique solide et souple. Cependant, je ne suis pas devenu un fan à ce moment, probablement à cause du répertoire. Dix ans plus tard, j’ai eu l’occasion de l’écouter en concert à New York, où il jouait des œuvres de Haydn, Scriabine et Schubert. J’ai alors été vraiment transporté par sa musicalité profonde, sa sonorité avec beaucoup de couleurs et sa virtuosité. J’apprécie sa propension à étudier toujours de nouveaux morceaux et à étendre son répertoire. Il fait connaître les répertoires rares tout en jouant des concertos avec des orchestres renommés dans le monde entier. De plus, il compose aussi ! Donc, je voudrais devenir un artiste comme lui. Mon rêve est de l’inviter dans ma série Rare Piano Music et de jouer à deux pianos avec lui.
P.-A. T. : Comment préparez-vous vos concerts et enregistrements ? Avez-vous une routine ou des rituels particuliers avant de monter sur scène ? Y a-t-il une différence entre la préparation d’un enregistrement et d’un concert ?
K. F. : Oui, pour un enregistrement de disque, qui dure normalement trois jours, on a besoin d’une concentration et d’une force physique soutenues. Si je joue le même morceau encore et encore, je remarque inévitablement les petits détails. Je perds alors l’endurance de la concentration et la vue d’ensemble musicale. C’est pourquoi j’enregistre tout le programme une fois le premier jour. Je l’écoute comme matériel de référence et discute avec l’ingénieur du son sur les améliorations possibles. Ensuite, je réenregistre les morceaux.
Pour un concert en public, on vit des moments plus intenses, parfois cela passe trop vite. Mais j’essaie d’être détendu et de profiter de chaque seconde. L’ambiance est très différente de l’enregistrement, mais je préfère jouer en public. J’aime beaucoup l’échange d’énergie avec les gens. Je reçois beaucoup d’énergie des applaudissements. C’est pourquoi il était difficile de jouer avec joie et inspiration lors des concerts en ligne sans public… Je me suis depuis habitué.
Avant un concert, je fais un peu d’exercice physique et beaucoup d’étirements. Je mange un plat asiatique, comme du riz cantonnais – si possible – et des bananes.
P.-A. T. : Paris semble être une ville que vous appréciez beaucoup. Quels sont vos lieux préférés ?
K. F. : Évidemment, j’ai beaucoup de souvenirs et fait de belles rencontres au Conservatoire où j’ai étudié : c’est donc l’un de mes lieux préférés à Paris. J’aime aussi beaucoup le Cimetière du Père Lachaise, où reposent de grands artistes, et surtout Chopin. J’y reçois beaucoup d’inspiration. Du Pont Alexandre III aux Invalides, c’est magistral. J’entends toujours le début du concerto L’Empereur de Beethoven lorsque j’y suis ! Enfin, l’un de mes rêves est de jouer au Théâtre des Champs Elysées.
P.-A. T. : Quelle est votre cuisine préférée ?
K. F. : En tant que Japonais, je dois dire que la cuisine japonaise est fondamentale pour moi. Je ne peux pas passer plus de trois jours sans manger du riz ! Mais j’aime aussi beaucoup la cuisine française : ratatouille, souris d’agneau, confit de canard, etc. Quand j’habitais dans le 9e arrondissement, je mangeais souvent dans un restaurant éthiopien, qui s’appelle Addis Abeba.
P.-A. T. : Y a-t-il une personnalité publique qui vous inspire ?
K. F. : Je citerais Stéphane Lambiel en premier, car je le connais très bien ; et je sais combien il est sérieux dans son travail et modeste. En même temps, il est rigolo, sympathique et prévenant envers ceux qui l’entourent.
J’ai aussi rencontré Jean Dujardin lors du spectacle de patinage à Genève. Je venais de voir le film The Artist, donc, ce fut pour moi une rencontre inoubliable !
Quand je vivais à Paris, je regardais souvent l’émission Ça se discute et j’appréciais beaucoup la façon de parler de son animateur Jean-Luc Delarue. J’ai été très triste quand j’ai appris sa mort en 2012…
P.-A. T. : Quelles autres figures emblématiques de la culture française ont influencé votre vision artistique et musicale ?
K. F. : Charles Trenet est mort pendant mon séjour à Paris en février 2001, lorsque je suis venu passer le concours d’entrée au Conservatoire. Je ne connaissais pas ce chanteur français à l’époque. Cependant, toutes les chaînes en parlaient, ce qui m’a fait découvrir sa musique. Je suis allé acheter son album et l’ai écouté avec beaucoup de plaisir pendant longtemps. J’apprécie son caractère aux multiples facettes à travers sa musique et cela m’inspire beaucoup.
P.-A. T. : Vous qui jouez du contemporain, comment voyez-vous l’évolution de la composition pianistique à l’ère de l’IA ?
K. F. : J’ai peur que l’IA dépasse la puissance humaine et domine le monde. Les artistes se concentrent sur tout : des problèmes graves aux questions insignifiantes. Ils plongent dans un monde sans réponse, passent des mois, voire des années, à s’en préoccuper. Ensuite, ils l’expriment d’une manière ou d’une autre. Je pense que l’IA méprise ces activités humaines. Je respecte les artistes humains qui peuvent émouvoir le cœur des gens, et je veux être de ceux-là.
Prochains concerts de Kotaro Fukuma
Pays | Concert |
---|---|
France | 25 juillet – Saint-Jean-Cap-Ferrat / Parvis de la Chapelle Saint-Hospice Les Classique de Juillet Fauré, Albéniz, Chopin, Puccini 4 août – Église d’École-en-bauges Festival Musique et Nature de Bauges “L’Art de la transcription” Bach, Mozart, Brahms, Wagner, Smetana 16 août – Cambo les Bains / Église St.Laurent Concert Kotaro Fukuma au Piano Albéniz : Iberia (intégrale) 8 septembre – Petignac / Domaine Musical de Pétignac Fête franco-japonaise à Pétignac (Lien bientôt disponible) 4 Hands with Naruhiko Kawaguchi Mozart, Schubert, Rodrigo |
Pays-Bas | 2 août – Leiden / Kasteel Oud Poelgeest Opening concert Chopin Festival Nederland 2024 Chopin, Albéniz, Bach, Gounod, Smetana |
Espagne | 9 août – Camprodon / Monestir de Sant Pere de Camprodon Festival Albéniz 24 Albéniz : Iberia (complet) 22 août – Gijón / Teatro Jovellanos Gijón International Piano Festival Albéniz : Iberia (intégrale) |
Allemagne | 25 août – Malgarten / Konzertscheune 20 Jahre Malgartener Klosterkonzerte Sehnsucht nach Heimat Albéniz, Chopin, Smetana 31 août – Hainfeld / atelier29 Sehnsucht nach der Heimat Albéniz, Chopin, Smetana 2 septembre – Berlin / Piano Salon Christophori Der Olymp des Klavierspiels Albéniz, Chopin, Smetana 6 septembre – Bendestorf / Makens Huus Sehnsucht nach Heimat Albéniz, Chopin, Smetana |
Japon | 11 novembre 2024 – Suntory Hall, Tokyo Grande tournée à l’occasion des 20 ans de carrière de Kotaro Fukuma Concert final au Suntory Hall |
Prochain album de Kotaro Fukuma
Kotaro Fukuma prépare actuellement un album intitulé Souvenirs de Chopin pour la rentrée 2024 et dont voici le teaser.