
Ce lundi 6 octobre 2025, à 19 h, la Maison de l’Amérique latine (217 boulevard Saint-Germain, Paris) organise une réunion. Écrivains et éditeurs se rassemblent pour honorer Edmund White – figure de la littérature gay des années post-libération sexuelle. Celui-ci est décédé à New York le 3 juin 2025. Modérée par Albert Dichy, une table ronde tisse le récit d’une œuvre devenue majeure : des années pathologisantes aux libertés des années soixante-dix, jusqu’à l’épreuve du sida. Entre humour et justesse, une mémoire collective renaît.
La présence intacte d’une œuvre qui rassemble
Ce lundi vers 19 heures, Maison de l’Amérique latine, à Saint-Germain-des-Prés. La lumière se pose comme une main ouverte sur les moulures, le bruissement des manteaux s’apaise. À la table : Claude Arnaud, Dominique Bourgois, René de Ceccatty, Olivier Cohen, Albert Dichy et Gilles Siouffi. Les chaises cessent de grincer, le silence consent. On n’érige pas un mausolée : on rouvre les romans d’Edmund White, on accueille une voix éteinte depuis peu.
D’emblée, le fil est donné avec sobriété : trois âges pour comprendre une vie et ce qu’elle a permis d’écrire. Le milieu du XXᵉ siècle avait un regard « médicalisant » sur les amours qu’on voulait redresser. Puis, les années 1970 apportèrent une respiration retrouvée. Enfin, l’époque des pertes et de la survie suivit. On n’en dira pas davantage : l’ombre existe, mais la parole du soir choisit la clarté. Elle privilégie la justesse et la part de joie. Cette joie a toujours traversé les phrases d’Edmund White.
Un ton, une tenue
Albert Dichy ouvre : rappeler l’essentiel, sans emphase, et laisser parler les œuvres. Tout l’accueille vers la même évidence : si l’on parle de « survivance », c’est parce que l’écrivain a tenu au-delà de l’attendu, là où tant d’autres ont disparu. Mais réduire son geste à ce seul mot trahirait le vivant qu’il fut. Il était un homme d’amitiés, de rires et d’attention. De plus, il possédait une grâce dans l’ordinaire. « Un formidable styliste », dit-on, dont les qualités « cristallines » ont servi les absents sans jamais étouffer les présents.

René de Ceccatty situe l’itinéraire : né le 13 janvier 1940, White a vécu à New York, Paris, Rome, arpenté des villes américaines et italiennes, publié dans The American Scholar, The Paris Review, The New Republic, Vogue, Granta, Harper’s, House & Garden.
Il rappelle l’ampleur de l’œuvre A Boy’s Own Story (Un jeune Américain), roman fondateur d’un jeune homme américain face au désir et à la norme, The Beautiful Room Is Empty, The Farewell Symphony (La Symphonie des adieux), chronique d’une génération marquée par le sida, States of Desire, The Married Man (L’Homme marié), roman d’amour et de deuil entre Paris et New York, Hotel de Dream hommage romanesque à Stephen Crane et à New York ; et cette façon d’allier le roman et la mémoire sans bibelotage. « Il écrit ce qu’il doit écrire », tranche René, voyant d’abord en lui un romancier. En effet, il est maître du passage du « il » au « je ». Ce Jack qu’on regarde, puisqu’on écoute.
Claude Arnaud enchaîne avec un portrait vif : la spiritualité d’esprit drôle, instructif, une présence « ludique », presque « nounours », mais « avec des griffes ». Chez White, tout intéresse, tout est aspiré, filtré, métabolisé : de l’anecdote naît la littérature.
Il y eut des débuts difficiles, des refus et une modestie ferme. En effet, écrire est long et difficile. Cela donne du courage « aux plus lâches d’entre nous ». Dans la mémoire de Claude revient aussi l’hospitalité : ces dîners parisiens où il cuisine lui-même pour ses invités, relançant une conversation littéraire que l’on croyait éteinte. Ce geste d’ami : « Fais-le, toi », dit White en posant une pile de livres. C’est une manière de confier une œuvre à venir et de mettre l’autre au travail.
Olivier Cohen raconte, avec un sourire, le « harcèlement amical » qui précède la lecture décisive. On emporte un manuscrit pour le week-end, on lit, on est saisi : un petit livre onirique, précieux, traversé d’éclats de brutalité. On publie un chapitre au Promeneur. On s’interroge sur la « couverture sexy », on passe chez un libraire d’amateurs, on feuillette des paperbacks américains pour choisir une couverture… La cuisine éditoriale affleure, mais ce qui demeure, c’est la générosité d’Edmund : des conseils, des pistes, une curiosité inextinguible. À la question de la dispersion des traducteurs, Olivier hausse les épaules : « C’est rare d’éparpiller ainsi une œuvre », mystère qu’il renverrait volontiers à Ivan Nabokoff. Justement, Ivan Nabokoff reparaît dans les souvenirs : une rencontre à Brown University lui, lecteur de français, White, professeur de creative writing, plus tard, des années parisiennes faites d’échanges.
Gilles Siouffi évoque le dernier projet reçu : un roman intitulé Monsieur, autour de Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV. Deux âges où « l’on a fait un peu ce qu’on voulait », disait Edmund : la cour française des XVIIᵉ-XVIIIᵉ siècles et Hollywood. Le narrateur un Italien réel, auteur de mémoires découvre la France en étranger ravi, à l’image de White à Paris. On y lit déjà la signature d’Edmund : mémoire fulgurante, sens du détail parlant, accumulation liquide qui propulse la narration. Gilles résume d’une formule qui fait mouche : un grand « flic » littéraire, attentif, jamais pesant, toujours exact.
Jean-Marie Besset déplace la focale : aux années 1980-1990, au débat sur « l’homosexualisation de l’Amérique » et « l’américanisation de l’homosexualité ». White, dit-il, fut un vecteur de cette circulation en France parfois au risque d’aplanir une complexité « à la française ». Mais son regard demeurait européen : cru quand il le fallait, poétique, rétif à toute réduction identitaire.
On évoque alors un texte qui serre le cœur : la préface de Memory. Hubert Sorin – L’Homme marié – souffrant, voulait voir le désert avant de mourir, ils partent au Maroc, d’Erfoud aux oasis. Sorin meurt à Marrakech le 17 mars 1994. Huit heures d’attente pour un avion ; à la cafétéria de l’aéroport, Edmund écrit. Le soir même, à Paris, il veut faire lire ce texte écrit deux heures après la perte. Leçon muette : chez White, l’écriture se tient dans la vie, au plus près d’elle.
Un autre témoignage, plus intime, nuance encore l’étiquette de « survivant ». Oui, sociologiquement, mais surtout vivant, pleinement. Le jour où il annonce sa séropositivité, il dit : « Je vais vivre, il va falloir travailler, gagner ma vie, penser à ma retraite. » Rire dans la salle : cette lucidité-tendresse qui lui vient aussi de sa mère, vitalité prodigieuse « sur un radeau, elle m’aurait poussé pour survivre ! ». On raconte son attention aux gens, cette façon de composer pour chacun une micro-biographie immédiate. Un détail suffit une photographe épuisée à la sortie d’un mariage, il porte la valise jusqu’à la voiture, revient, et déjà il a sa vie en tête.
Albert Dichy referme la boucle par Genet. Une petite « officine » rue d’Ulm : archives de Céline et de Genet. Un Américain veut écrire une biographie, l’Université, dit-il en souriant, a d’abord « la tentation de l’abattre ». White lui confie sa situation : un à-valoir colossal « un million de dollars », la difficulté d’aboutir, et la question lancinante : si je ne finis pas ? Le contrat sera signé (merci, Maxime K.) avec une clause folle de simplicité : si Edmund meurt avant la fin, Dichy terminera. C’était 1987, la mort partout, et cette réplique d’Edmund, moitié bravade moitié intuition : « Je sais que tout le monde meurt, mais moi, je ne mourrai pas ! » Il était parfait pour Genet parce qu’il s’en tenait à bonne distance, sans goût d’« abattre » son sujet. Et de citer : « Genet était simultanément Stendhal armé, Saint-Jean de la Croix et Gaston Leroux : un poète de la pureté formelle, un mystique épris de sainteté et un conteur d’aventures pour petits garçons exubérants. »

Trois temps, une même lumière
Revenir au triptyque du début permet de respirer autrement dans l’œuvre.
Années 1950
Un monde de « pièges », de policiers en civil, de mots qui blessent avant de décrire. L’adolescent de A Boy’s Own Story cherche une langue, entre réalisme et poésie, pour se donner droit de cité. White ne prend pas la posture de victime : il avance au nom d’un « désir conquérant », tenant l’allégresse à hauteur de l’épreuve.
Années 1970
New York ouvre la fenêtre. L’écriture s’oxygène, la ville devient cadence, States of Desire cartographie les communautés gays américaines sans jamais les réduire. White aime le Paris des Américains, pas tout à fait le nôtre, il y rallume une conversation qu’on croyait perdue : des maisons ouvertes, des tables pleines, la politesse d’une vraie écoute.
Années 1980-1990
L’onde de choc. The Beautiful Room Is Empty, puis The Farewell Symphony composent un récit où la douleur ne mure pas : elle éclaire. On se souvient qu’Edmund a rendu publique sa contamination. Il a tenu, asymptomatique, sans posture, avec cette vitalité qui étonnait. Cependant, certains mettaient en doute cette vitalité tant elle démentait l’idée reçue de la maladie. Cependant, le soir ne s’attarde pas et préfère la tenue d’une prose qui nomme sans alourdir. Elle désarme par l’humour, puis revient plus grave, d’une voix tranquille.
L’atelier et la ville
À Brown puis Princeton, White transmet une éthique de la phrase : encourager, couper, relancer, préférer la netteté à l’effet, viser la justesse. On l’entend dans les récits de classe et dans ces lectures organisées devant « trente-quatre personnes ». Ce trait est retenu parce qu’il est précis et un peu drôle, à l’image de l’homme. Les villes sont ses personnages : à Paris, la phrase ralentit, accueille la conversation, à New York, elle marche, note, cadre sans écraser, à Rome, elle s’ouvre aux détours. Partout, l’élégance prend la forme d’une attention.
Une communauté sans clôture
Ce qui se compose dans la salle, au fil des voix, n’est pas le portrait d’une « figure » monumentale. C’est la reconnaissance d’un style permettant à beaucoup de se lire eux-mêmes. Il y a là des éditeurs prudents et parfois effrayés. On songe à ce chapitre de L’Homme marié, « Mon maître », confié à un avocat. On le jugeait « dangereux ». Des amis reconnaissants et des lecteurs devenus collègues sont également présents. On s’accorde sur l’essentiel : Edmund White tenait ensemble le chagrin et l’allégresse, la précision et le tact, la pudeur et l’audace.
Ce qui demeure
Quand les applaudissements montent, on comprend qu’une définition du classique s’est faufilée sans bruit : un texte qui entre dans la vie des lecteurs avec douceur et n’en sort plus. La littérature, ici, n’a pas sauvé elle a tenu. Elle a donné cette ligne de flottaison si précieuse : nommer sans alourdir, reconnaître sans confisquer, donner place.

Dehors, le pavé a gardé la tiédeur du jour. On marche un peu. Revient une phrase qui pourrait servir de viatique : écrire, c’est rendre hospitalier ce qui fait peur. C’est tout White : une hospitalité active, qui écoute, qui relance, qui confie le travail à l’autre « Fais-le, toi », qui transforme le détail en vie. L’hommage, ce soir, réussit parce qu’il redonne à lire.
Mieux connaître les intervenants de l’hommage à Edmund White
Albert Dichy
Critique et historien de la littérature, spécialiste des archives et des écrivains du XXᵉ siècle. A longtemps travaillé autour de Jean Genet, dont il a accompagné et éclairé l’œuvre. Figure de passeur : il relie bibliothèque, mémoire et vie littéraire contemporaine. Anime tables rondes et éditions savantes avec une rigueur chaleureuse.
René de Ceccatty
Romancier, essayiste et traducteur (notamment de l’italien), lecteur d’une grande finesse. Biographe attentif, il éclaire les vies d’écrivains sans les figer en statues. Éditeur et critique, il construit des ponts entre littérature française et étrangère. Sa prose sobre et précise cherche la vérité des êtres plutôt que l’effet.
Claude Arnaud
Écrivain et biographe (notamment de Cocteau), lauréat de plusieurs prix littéraires. Styliste vif, il mêle érudition, humour et sens aigu du portrait. Chroniqueur de la vie des idées, il interroge les mythes français avec tact. Son œuvre explore l’identité, l’amitié, l’art de “se raconter” sans pose.
Olivier Cohen
Éditeur majeur de la scène française, découvreur et défenseur d’auteurs singuliers. Connu pour son exigence éditoriale et son flair pour les voix fortes. A publié des littératures du monde en gardant l’excellence du texte au centre. Homme de dialogue, il accompagne les manuscrits avec curiosité et loyauté.
Dominique Bourgois
Grande éditrice, héritière et animatrice d’un catalogue littéraire de référence. Œil sûr, oreille fine : elle accompagne les auteurs dans la durée. Son travail fait dialoguer fiction, mémoires et essais de haut niveau. Discrétion et exigence : deux vertus au service des livres qui restent.
Gilles Siouffi
Linguiste et professeur d’université, spécialiste de l’histoire et des styles du français. Fin lecteur, il replace les œuvres dans la longue durée des formes et des usages. Allie science du langage et sensibilité aux voix individuelles. Éclaire la littérature par la grammaire de la phrase et le rythme d’une époque.
Ivan Nabokoff
Écrivain, journaliste et éditeur, habitué des allers-retours entre France et États-Unis. Fin interviewer, il sait faire surgir une vie par le détail juste. Compagnon de route de nombreux auteurs, il aime les manuscrits audacieux. Curieux des styles, il cultive une élégance directe, sans apprêt inutile.
Jean-Marie Besset
Auteur dramatique et traducteur, figure du théâtre contemporain français. Son écriture, vive et structurée, croise politique, intimité et Histoire. Passeur entre scènes française, européenne et américaine. Producteur et homme d’initiative, il fait circuler les textes et les idées.
Le lieu : la Maison de l’Amérique latine

La Maison de l’Amérique latine (Paris, 217 boulevard Saint-Germain) sert d’adresse incontournable. Elle favorise le dialogue entre l’Europe et les Amériques. Elle est nichée dans deux hôtels particuliers ouvrant sur un jardin secret. On y croise diplomates, artistes, écrivains : expositions, conférences, débats, dîners littéraires font vivre une tradition de conversation exigeante. Ses salons restaurés, sa bibliothèque et son restaurant dessinent un art de recevoir où la culture se partage avec tact. Lieu d’hospitalité plus que de prestige, la ‘MAL’ fait vibrer Paris au rythme des scènes latino-américaines.
L’écrivain : Edmund White

Edmund White (1940–2025) : écrivain américain important de l’après 1968, entre New York et Paris, romancier du vrai et du sensible (A Boy’s Own Story, The Beautiful Room Is Empty, The Farewell Symphony). Professeur de creative writing (Brown, Princeton), biographe de Jean Genet, passeur attentif aux vies discrètes et aux villes qui deviennent personnages. Une prose claire, fraternelle, qui tient ensemble légèreté et gravité, humour et précision. Son œuvre, désormais classique, ne monumentalise rien : elle accueille, éclaire, et nous tient compagnie.