
Au Japon, Daishi Matsunaga adapte le récit semi-autobiographique de Makoto Takayama en un mélodrame LGBTQ+ tenu : la rencontre de Kōsuke et Ryūta, deux hommes que tout sépare classe, argent, devoirs familiaux glisse de la transaction à l’attachement, puis au deuil. Présenté dès octobre 2022 à Tokyo, en salles en France le 8 octobre 2025, le film explore, avec pudeur, pouvoir et gratitude.

Deux hommes, deux mondes, une même faille
Tokyo bruine. Dans un intérieur net comme une vitrine, Kōsuke s’observe. Il travaille pour un magazine de mode, cultive le muscle, la ligne, la lumière. La solitude, aussi. Lorsqu’il engage Ryūta comme coach sportif, c’est d’abord une transaction. Les séances s’enchaînent, la sueur se mêle aux regards, puis quelque chose cède. L’amour, peut-être. Ou son mirage. Daishi Matsunaga, qui cosigne le scénario avec Kyōko Inukai d’après le roman semi-autobiographique de Makoto Takayama, filme ce glissement avec une précision de chirurgien, sans excès, sans soulignements, laissant aux silences la tâche d’ouvrir les cœurs

Dans Egoist), la ville ne gronde jamais vraiment, elle bruisse. Les rues du Japon restent hors-champ. L’essentiel se joue à huis clos, entre salons au mobilier lisse, cuisines modestes, salles de bain saturées de vapeur. Les corps s’approchent, la parole se retire. La caméra, mobile mais discrète, épouse ce bal des proximités et des retraits où l’affection bute sur l’argent. Car Ryūta, plus jeune, vient d’un monde où le présent ne s’achète qu’à crédit et où la dépendance économique empoisonne les élans. La romance se fissure, se renégocie, se tait. Elle n’abdique jamais tout à fait.
Un récit qui refuse les contours uniques
120 minutes pour traverser plusieurs vies. L’arc narratif, au fond, tient à peu : une rencontre, une liaison, un détour par la disparition, puis une recomposition autour d’une figure maternelle. La puissance du film réside dans une représentation enracinée dans le cinéma queer asiatique des relations masculines. De plus, les tensions de classe sociale influencent les émotions, et le deuil redéfinit les loyautés. Rien n’est démonstratif. Hiroko Sebu dépose une musique en filigrane, presque une rumeur, pendant que le montage de Ryō Hayano respire, ménage des zones flottantes où l’on devine plus que l’on ne sait

Les performances portent loin. Ryohei Suzuki, en Kōsuke, habite la surface brillante d’un homme très soucieux de son apparence, il y révèle une faille intime, ancienne, que les succès professionnels ne comblent pas. Hio Miyazawa, en Ryūta, donne aux gestes simples une gravité nue : sourire d’excuse, regard baissé, façon de tenir une tasse comme on s’excuse d’exister. Yūko Nakamura impose, en mère de Kōsuke, une présence sourde, presque rituelle, qui dit le poids des ascendants et la difficulté d’être soi sous leurs yeux.
La mise en scène, l’ellipse et la pudeur
La direction de la photographie de Naoya Ikeda travaille des intérieurs feutrés où l’ombre tempère les couleurs. Les peaux sont filmées au plus près, jamais fétichisées. La caméra glisse, s’arrête, repart, comme un souffle. Une sobriété revendiquée qui refuse le pathos. Le mélodrame, ici, ne claque pas, il infuse. Les ruptures surgissent sans fracas, à la faveur d’une coupe, d’une porte qui se ferme. On perçoit la dynamique financière sous-jacente avec des enveloppes sur la table et des promesses de « soutien ». Peu à peu, cette dynamique déséquilibre l’harmonie amoureuse.

Matsunaga ne cherche ni l’exemplarité, ni la thèse. Il filme le pouvoir qui s’insinue dans l’amour lorsque l’argent circule mal. De plus, il montre la honte collant à la peau lorsqu’on change de classe sans mode d’emploi. Il évoque aussi la peur d’être perçu comme un amant bienfaiteur ou un protégé. Dans cette zone grise, les personnages réinventent les mots « donnant » et « reconnaissant ». Ils tentent d’habiter une intimité qui ne soit pas un bail précaire.
Un mélodrame tenu, jusqu’à la bascule
Le film avance d’un pas égal, fidèle à ses intérieurs, jusqu’à la bascule qui le recompose. Il n’y a pas lieu d’en dire plus, sinon qu’elle engage la perte et qu’elle ouvre un autre axe : le lien entre Kōsuke et la mère de Ryūta, figure de parentalité frugale, digne, accordant au remerciement une amplitude presque liturgique. Matsunaga installe alors un autre couple, inédit, où la gratitude tient lieu de langue commune. Le mélo s’assume, mais sans lourdeur. En effet, la larme naît d’une main posée sur un bol. De plus, elle vient aussi d’un souffle qu’on retient. Enfin, elle apparaît d’un silence qui dure un peu plus que d’habitude.

Egoist naît d’un livre de Makoto Takayama, semi-autobiographique, où l’expérience intime sert de boussole. Kyōko Inukai et Daishi Matsunaga en tirent un scénario qui conserve la modestie des situations et la sobriété des aveux. L’adaptation travaille l’ellipse. Le passé de Kōsuke affleure par bribes une adolescence marquée par l’absence, un départ de province, tandis que Ryūta porte le présent de toutes ses forces, partagé entre désir et devoir filial. La langue du film demeure simple, presque quotidienne, comme si les mots se refusaient à dire l’essentiel.
La durée 120 minutes autorise cette progression subtile. On suit les héros sans les juger, on les perd, on les retrouve, on les accompagne dans leurs renoncements. Le titre, Egoist, tient de l’énigme ironique : de qui parle-t-on ? De celui qui donne trop ? De celui qui accepte ? Ou de l’ego blessé par l’inégalité des places ? La morale reste ouverte, à la manière des récits qui prennent soin du spectateur.
Contexte Japon : représentations queer, scènes et contre-champs
Au Japon, les récits LGBTQ+ avancent souvent à pas feutrés. La production grand public demeure avare de personnages queer complexes. Depuis quelques années, les festivals et le cinéma gay asiatique art et essai servent de relais précieux. Egoist s’y déploie avec naturel : première mondiale en octobre 2022 au Tokyo International Film Festival, circulation dans les programmes dédiés à la diversité, puis reprises ponctuelles dans des événements en France, notamment, où le film trouve une caisse de résonance attentive. Cette trajectoire n’est pas anodine : elle dit la persistance d’un écosystème où la découverte passe par des salles curieuses et des publics informés.

Cette réception accompagne une évolution plus vaste. Cinéastes et écrivains multiplient des portraits non schématiques, loin des caricatures. Daishi Matsunaga, déjà sensible à ces questions, refuse les regards surplombants. Il choisit la proximité : des gestes, des ustensiles, des échanges d’argent qui n’abolissent ni le désir ni l’empathie. Dans cette proximité, le cinéma japonais déploie une éthique de la pudeur. Ainsi, il ne masque pas la douleur. Cependant, il empêche celle-ci de devenir un spectacle.
Du livre à l’écran : une filiation assumée
On lit Egoist de Makoto Takayama comme un récit de formation contrariée. L’écriture avance par scènes brèves, par souvenirs qui se déposent. Le film reprend ce mouvement, mais lui offre la matérialité des espaces et la vulnérabilité des visages. La photographie de Naoya Ikeda précise les textures, le montage de Ryō Hayano met en place ces respirations qui caractérisent l’adaptation, la musique d’Hiroko Sebu s’abstient de commenter. On reconnaît la vertu d’un travail d’équipe : rien ne tire la couverture, tout concourt à un même timbre.
Acteurs : une alchimie rare
Il faut dire un mot de Ryohei Suzuki et Hio Miyazawa. Ensemble, ils dessinent l’oscillation d’une romance qui cherche son point d’équilibre. Suzuki installe la rigueur d’un homme ordonné, dont la réussite protège mal de l’effroi. Miyazawa, lui, donne au sacrifice discret une intensité sans pathos, il ne plaque jamais la détresse, il la laisse advenir. Dans un second cercle, Yūko Nakamura et Sawako Agawa côté japonais, la parentalité se décline au pluriel ancrent le film dans un réalisme sensible où les mères ne sauvent personne, mais apprennent à tenir.

Sortie et circulation : du Japon à la France
Tourné et produit au Japon, Egoist a connu une sortie nationale en 2023. En France, la distribution est assurée par Art House, avec une sortie salles fixée au 8 octobre 2025. L’exploitation s’annonce dans le circuit art et essai. Elle est soutenue par les réseaux de festivals. Par ailleurs, la communauté des cinémas indépendants l’appuie également. La bande-annonce VOSTF installe d’emblée la ligne du film : regards, peaux, souffle, peu de paroles, et ce mouvement interne qui mène de l’attrait à l’attachement, puis à ce qui lui résiste.

Une éthique de l’attention
On sort d’Egoist en pensant aux mots qu’on n’a pas dits, aux choix qu’on n’a pas faits. Le film ne promet aucune réparation. Il accorde plutôt une attention accrue aux usages de l’argent. De plus, il s’intéresse aux angles morts des classes. Par ailleurs, les rituels minuscules qui permettent d’habiter la perte retiennent aussi son attention. À l’heure où tant de récits queer sont priés d’expliquer, de convaincre, de rassurer, Matsunaga propose une autre voie : celle d’un mélodrame tenu, ample et discret, qui nous parle à voix basse et qui, longtemps, continue de chauffer les mains.