
Claude Bébéar, mort le 4 novembre 2025 à 90 ans, reste une figure du capitalisme français. Annoncée par AXA, la disparition du bâtisseur éclaire un parcours fait d’audace méthodique, de fidélités rugbystiques et d’un goût du lien qui a façonné un groupe mondial. Ce portrait explore l’homme derrière le stratège : sa méthode d’intégration, ses réseaux, son engagement public et ses zones d’ombre.
Un patron qui se pensait capitaine d’équipe
Il détestait les effets de manche. Claude Bébéar parlait bas, regardait droit, cherchait la passe juste plutôt que l’exploit solitaire. Le rugby lui servait de boussole : effort collectif, terrain labouré, victoire sans panache inutile. Ceux qui l’ont approché décrivent un chef qui écoute avant de trancher, puis exécute vite – sans bruit, sans rancune. De là vient sa réputation de « parrain du capitalisme français », moins pour l’éclat que pour l’autorité.
Dans les comités, il privilégiait des mots simples, des objectifs resserrés : clarté et loyauté. La réussite se mesure à la qualité des équipes, répétait-il ; et à la capacité à tenir le cap dans la tempête. Rien de brillantissime : une discipline du quotidien, patiemment tissée.
Le bâtisseur : une méthode plus qu’un mythe
On réduit souvent son œuvre aux acquisitions d’AXA. C’est pourtant manquer l’essentiel. Pour lui, la taille n’était pas un trophée. Elle était une condition de stabilité pour l’assuré. Elle aidait à amortir les chocs. Elle permettait d’investir dans la prévention et le service. Il avait une idée fixe : intégrer vite. Et donner un sens commun à des maisons venues d’horizons différents.
Des rituels naissent alors : universités internes, « axagrammes », priorités tenues comme on tient un cap. AXA devient une bannière plus qu’un logo – un alphabet partagé. L’obsession : préserver la main sur le pilotage après chaque opération, pour éviter les fusions molles qui s’étirent.
Les jalons sont connus dans l’histoire d’AXA : Drouot pour l’ancrage français, la Compagnie du Midi pour l’art du tempo et des alliances, The Equitable (devenu AXA Equitable) pour franchir l’Atlantique, National Mutual pour installer l’hémisphère Sud, le rachat d’UAP en 1996 pour changer d’échelle en Europe, Nippon Dantaï pour entrer au Japon. Mais l’histoire n’est pas une épopée d’ego. Elle tient à une grammaire : consolidation internationale, masse critique, culture unifiée, respect du client.

Gouverner sans fracas, transmettre sans tarder
Gouverner, chez Bébéar, c’est choisir vite et transmettre tôt. Il impose la rigueur des chiffres, mais laisse aux responsables de terrain l’initiative qui fait grandir. Il aime les organisations courtes, les responsabilités nettes, la vitesse d’exécution lors d’une fusion. La politesse des réunions n’y change rien : on tranche, on assume, on explique.
Lorsqu’il passe le témoin à Henri de Castries au tournant des années 2000, il applique à lui-même sa règle favorite : ne pas s’éterniser. Président du Conseil de surveillance, puis président d’honneur en 2008, il se tient à distance et conseille sans tutelle. La succession préparée reste, à ses yeux, le premier devoir d’un patron.
L’art du lien : réseaux, conversation, fidélités
On a parlé de « bande à Bébéar ». Le mot amuse moins qu’il n’éclaire. Autour de lui, des dirigeants français – Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Serge Kampf, Henri Lachmann, David de Rothschild, Michel Pébereau, entre autres – se retrouvent dans un cercle informel où l’on confronte idées et doutes, où l’on parle fiscalité, emploi, innovation.
Il n’y a ni parti ni dogme. Plutôt un lieu de conversation qui mêle affaires, curiosités, et ces passions constantes : le rugby et la table. Bébéar y tient son rôle : arbitre discret, catalyseur de confiances. C’est peut-être là, plus encore que dans les opérations financières, que s’exprime son talent : faire tenir ensemble.
Du boardroom au débat public
Au début des années 2000, il fonde l’Institut Montaigne, un think tank privé. Sa mission est d’éclairer les réformes par des données et des comparaisons. Il publie des notes, des chiffrages et des évaluations. Le financement est surtout privé. L’influence sur le débat français est réelle.
Idées défendues :
- Réduire la dépense publique et les déficits.
- Alléger les charges sur le travail et le capital.
- Remettre en cause l’ISF pour l’investissement productif.
- Assouplir les 35 heures et valoriser le travail effectif.
- Réformer les retraites vers un système par points.
- Relever l’âge effectif de départ à la retraite.
- Ouvrir des secteurs à la concurrence régulée.
- Mesurer les résultats et couper ce qui échoue.
- Donner plus d’autonomie aux écoles et universités.
- Renforcer la prévention et l’efficience hospitalière.
- Assouplir le marché du travail, sécuriser les parcours.
Ses soutiens parlent de réformisme responsable et de réalisme budgétaire. Ses opposants y voient une remise en cause des acquis sociaux.
Le monde associatif ne lui est pas étranger. Sous son impulsion, AXA soutient des initiatives de solidarité. En 1997, un Point of Light Award américain salue cet engagement.

L’homme à découvert, ce que l’on sait moins
On retient le stratège, on connaît moins l’homme. Le rugby l’habite : école de sobriété et de camaraderie. Il aime la gourmandise sans ostentation et les conversations tardives quand l’argument tient. Son attachement au Sud-Ouest n’est pas folklore. C’est une manière d’être : parole tenue et goûts simples.
Face aux hommages, il se dérobait. La gloire l’embarrassait. Il préférait les résultats aux récits. Les symboles avaient leur place, pas plus. Un signe pour se reconnaître. Jamais un totem pour s’absoudre. Il savait aussi douter. Par hygiène intellectuelle, pas par faiblesse.
Il revendique une culture catholique discrète. Foi vécue sans étendard. Primat du devoir, de l’effort et de la responsabilité. Ce socle éclaire certaines prises de position publiques.
Côté social, vu les positions de son think tank, on repassera : priorité aux réformes « pro-marché ». Moins d’État, plus d’efficacité. Défense d’un pilotage par les chiffres. Les acquis sociaux sont souvent questionnés.
En matière de sociétal, c’est clairement un conservateur. Père de cinq enfants, il valorise le modèle de famille traditionnelle. Selon Le Canard enchaîné (16 janvier 2013), il aurait même soutenu La Manif pour Tous.
Ce que dit sa trajectoire de la France et du temps présent
L’ascension d’AXA raconte une France industrielle qui, dans les années 1980-1990, apprend à parler global. Chez Bébéar, le patriotisme économique n’est pas une citadelle ; c’est un tremplin. L’ouverture internationale ne contredit pas l’exigence locale : elle la rend possible.
À l’heure où l’assurance affronte risques climatiques, pandémies, inflation des sinistres, sa boussole semble d’actualité : conjuguer prudence actuarielle et audace stratégique. L’échelle compte, mais la culture tient la maison. C’est cette architecture invisible – formation, vocabulaire, réflexes – qui permet aux groupes de durer.
Repères utiles
- Nom : Claude Bébéar
- Naissance : 29 juillet 1935, à Issac (Dordogne)
- Formation : École polytechnique (X 1955) ; Institut des actuaires
- Carrière : débute aux Anciennes Mutuelles à Rouen (1958), nommé directeur général en 1975
- Faits marquants : Drouot (1982), Compagnie du Midi (1986-1988), The Equitable (devenu AXA Equitable) (1991-1992), UAP (1996), Nippon Dantaï (1999)
- Fonctions : président du Directoire, président du Conseil de surveillance (2000), président d’honneur d’AXA (2008)
- Engagements : fondateur de l’Institut Montaigne, mécénat et actions de solidarité
- Décès : 4 novembre 2025, à 90 ans