
Bob Wilson vient de s’éteindre à l’âge de 83 ans dans l’État de New York. Ce metteur en scène, plasticien et acteur, souvent salué comme le père du théâtre expérimental, laisse derrière lui une œuvre immense. Depuis plus d’un demi-siècle, il fascinait le monde des arts. Ainsi, son nom évoque immédiatement une liberté créatrice sans limite, nourrie par une obstination à vivre en dehors des cadres.
Né à Waco, au Texas, en 1941, Robert Wilson a grandi dans une Amérique puritaine. Il n’y avait ni musée ni théâtre dans sa ville. On disait que le théâtre était un lieu de péché. Cependant, cette interdiction n’a fait qu’aiguiser la curiosité du jeune garçon. À 12 ans, il monte ses premières pièces dans le garage familial. Très tôt, il rêve d’un ailleurs.
L’ascension d’un géant de la scène internationale
Le parcours de Bob Wilson est jalonné de ruptures. Après des études d’architecture à l’université du Texas puis au Pratt Institute de Brooklyn, il s’installe à New York à la fin des années 1960. Très vite, il fonde le collectif Byrd Hoffman School of Byrds. Ce groupe d’avant-garde va bouleverser la scène new-yorkaise. Leurs performances, souvent silencieuses et visuellement frappantes, anticipent déjà la révolution esthétique qui s’annonce.
En 1971, il présente Le regard du sourd au festival de Nancy. Ce spectacle de sept heures sans parole sidère le public français. Ainsi, Louis Aragon, bouleversé, écrira qu’il n’a “jamais rien vu de plus beau en ce monde”. Cette reconnaissance venue de France ne quittera plus jamais l’artiste, qui confiera plus tard : “Les Français m’ont donné un ‘chez-moi’.”
Une esthétique radicale : lumière, mouvement et silence
Le travail scénique de Bob Wilson se distingue par une esthétique épurée. Les lumières, la gestuelle codifiée et l’usage du silence deviennent ses marques de fabrique. Il privilégie les images, conçoit chaque scène comme un tableau en mouvement. Ses créations, influencées par le théâtre Nô japonais, sont également marquées par la danse moderne américaine. Par conséquent, elles laissent une large place à l’imagination du spectateur. Ainsi, il s’éloigne de la narration classique pour offrir une expérience sensorielle et méditative.

En 1976, Einstein on the Beach voit le jour, fruit d’une collaboration avec Philip Glass. Cet opéra, qui dure près de cinq heures, rompt avec toutes les conventions. Il n’y a pas d’histoire, pas de personnages au sens traditionnel. Seuls comptent le rythme, la lumière et la répétition. Ce spectacle, présenté à Avignon puis au Metropolitan Opera de New York, impose définitivement Bob Wilson comme un créateur hors norme.
Collaborations et influences : un artiste aux multiples visages
Au fil de sa carrière, Robert Wilson multiplie les collaborations. Il travaille avec des chorégraphes comme Andy de Groat, des musiciens tels que Tom Waits, Lou Reed ou David Byrne. Il met en scène Isabelle Huppert dans Orlando de Virginia Woolf, filme Lady Gaga pour des portraits vidéo exposés au Louvre et dirige le danseur étoile Mikhaïl Barychnikov.
Cependant, cette diversité n’altère jamais la cohérence de son œuvre. Il adapte aussi bien les grands textes du répertoire, de La Dernière Bande de Beckett à Faust de Goethe. Par ailleurs, il s’intéresse également aux œuvres contemporaines. Au cœur de chaque projet, il retrouve cette obsession de l’image, de la lumière et du temps suspendu.
Son rapport à la danse, décisif dans la construction de son langage scénique, remonte à l’enfance. Il a longtemps souffert d’un bégaiement, surmonté grâce à un professeur de danse à Waco. Ce rapport intime au corps et au geste marquera toute sa création.
Le Watermill Center : un laboratoire d’avant-garde
En 1992, Bob Wilson fonde le Watermill Center près de New York. Ce lieu devient un atelier pour jeunes artistes venus du monde entier. De plus, il fonctionne comme une ruche, où l’on croise peintres, musiciens, danseurs ou vidéastes. Wilson lui-même s’y promène, corrige, conseille, peint parfois. Il explique : “C’est un grand atelier, comme chez Véronèse ou Rubens, où les jeunes travaillent pour le maître qui passe.”
Le centre joue un rôle essentiel dans la transmission de sa vision. Il incarne son refus des hiérarchies, sa volonté de décloisonner les disciplines artistiques et de favoriser la rencontre des cultures.
Un artiste reconnu, surtout en France
Si l’Amérique a parfois boudé Bob Wilson, la France, elle, ne lui a jamais tourné le dos. Dès Le regard du sourd, l’accueil est enthousiaste. Il crée en 1989 le spectacle d’inauguration de l’Opéra Bastille à Paris. Ses mises en scène à l’Opéra Garnier, au Théâtre de la Ville ou à la Comédie-Française font événement.
De nombreux artistes français, tels que Patrice Chéreau, Roger Planchon ou Georges Lavaudant, reconnaissent l’influence du maître américain. Le critique Susan Sontag affirmera un jour : “La carrière de Bob Wilson porte la marque d’une création artistique majeure. Je ne vois pas d’autre œuvre aussi vaste ou influente.”
La ministre de la Culture Rachida Dati a rendu hommage à “un artiste visionnaire”. À ses yeux, Wilson symbolisait ce lien particulier entre la France et la création internationale.
Théâtre, opéra, arts visuels : une œuvre totale
Le parcours de Robert Wilson traverse toutes les formes d’expression. Il met en scène une quinzaine d’opéras majeurs, de Pelléas et Mélisande à Madame Butterfly ou La Traviata. À chaque fois, il impose sa signature : décors minimalistes, lumières sculptées, silences habités.
Mais il ne s’arrête pas là. Peintre, vidéaste, scénographe, il imagine aussi des installations et des expositions. Ses portraits vidéo, notamment ceux de personnalités comme Lady Gaga, témoignent d’une curiosité toujours en éveil. Le terme de “théâtre d’images” a été forgé pour lui. Il conçoit ses spectacles comme des suites de visions, où la musique, la danse et la lumière dialoguent sans hiérarchie.

Les dernières années : Pessoa, Paris et l’hommage du monde des arts
Dans les années 2020, Bob Wilson n’a rien perdu de sa force créatrice. Il présente à Paris Pessoa, since I’ve Been Me, une évocation poétique du célèbre écrivain portugais. Ce spectacle, joué au Théâtre de la Ville, mêle le mime, la poésie et la vidéo. Il illustre l’attachement du metteur en scène à la capitale française. Là-bas, il est salué par le public et la critique.
Jusqu’au bout, il travaille. Même affaibli par la maladie, il prépare de nouveaux projets. Son décès, annoncé par la Robert Wilson Arts Foundation, suscite une vague d’émotion. Le centre Watermill rappelle que “ses œuvres pour la scène, sur papier, ses sculptures et ses portraits vidéo, ainsi que le Watermill Center, resteront son héritage artistique”.
Un héritage vivant
La disparition de Bob Wilson marque la fin d’une époque. Pourtant, son influence demeure. Il a repoussé les limites du théâtre, imposé une nouvelle manière de penser la scène et l’image. Il laisse une œuvre ouverte, constamment revisitée par les jeunes générations d’artistes. Ainsi, la fascination qu’il exerçait sur ses pairs, de Philip Glass à Isabelle Huppert, s’explique par la capacité unique à mêler rigueur et invention.
À travers ses créations, Bob Wilson a ouvert des chemins. Il a montré qu’un spectacle pouvait être un poème, une peinture ou une méditation sur le temps. De plus, il a démontré qu’au-delà des frontières et des langues, l’art reste un espace de liberté.
La lumière selon Bob Wilson
Aujourd’hui, alors que le rideau tombe sur la vie de Robert Wilson, il demeure un phare pour la scène contemporaine. Ses décors bleus, ses personnages hiératiques, ses jeux de lumière continueront d’inspirer. Comme le disait Michel Guy, ministre de la Culture : “Bob, quand vous mourrez, soyez enterré en France !” Le vœu est exaucé. L’œuvre, elle, reste vivante, éclatante, toujours en mouvement.