
Le 13 octobre 2025, l’Académie royale des sciences de Suède distingue Philippe Aghion, Joel Mokyr et Peter Howitt pour leurs travaux sur l’innovation et la croissance durable. Le lendemain, à Paris, Aghion propose une « interruption d’horloge » des retraites, gelant l’âge légal à 62 ans et 9 mois jusqu’en 2027. Entre Stockholm et l’Hexagone, un même fil : stabilité politique, crédibilité financière et cap de croissance portée par l’innovation pour la transition.
Les faits essentiels
Le 13 octobre 2025, l’Académie royale des sciences de Suède a attribué le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à Joel Mokyr, Philippe Aghion et Peter Howitt. Selon la décision officielle, la moitié du prix revient à Joel Mokyr « pour avoir identifié les conditions d’une croissance durable par le progrès technologique », l’autre moitié étant partagée par Philippe Aghion et Peter Howitt « pour la théorie d’une croissance soutenable via la destruction créatrice ». Le 14 octobre 2025, invité de la matinale, Philippe Aghion a proposé une « interruption d’horloge » de la réforme des retraites en France : geler l’âge légal à 62 ans et 9 mois jusqu’à la présidentielle 2027, avant réexamen. Il assume un coût budgétaire qu’il juge « modique » ; en parallèle, l’analyse économique souligne qu’une instabilité prolongée peut nourrir des tensions sur les taux d’intérêt.
Une œuvre au croisement de Schumpeter et des politiques publiques
Dans la lignée de Joseph Schumpeter, Philippe Aghion a reconfiguré l’idée de destruction créatrice pour l’inscrire dans une économie de la croissance endogène : des innovations portées par des entreprises hétérogènes stimulent la productivité, déplacent la frontière technologique et renouvellent en permanence le tissu productif. Avec Peter Howitt, il a modélisé dans les années 1990 un mécanisme où concurrence, incitations et propriété intellectuelle déterminent le rythme du progrès. Cette approche nourrit des recommandations concrètes : marchés contestables, financement de la recherche, politique de concurrence attentive aux effets dynamiques, éducation et mobilité sociale.
L’originalité d’Aghion tient à la traduction institutionnelle de ces idées : penser des politiques industrielles compatibles avec la concurrence, orienter l’investissement vers les technologies propres, concilier transition écologique et croissance durable par l’innovation (capture et stockage du carbone, batteries, procédés sobres), et calibrer la régulation sans étouffer l’expérimentation.
Joel Mokyr : l’histoire longue des idées et des techniques
Historien de l’économie, Joel Mokyr éclaire le temps long : la croissance moderne n’est pas un accident, mais l’issue d’une culture de la connaissance faite de cumul et de diffusion. Il démontre comment des communautés savantes ont favorisé une boucle vertueuse entre science et technique. De plus, des institutions ouvertes ont contribué à cet effet positif. Enfin, une éthique de l’enquête a renforcé ces conditions propices. Ses travaux expliquent pourquoi certaines sociétés basculent vers la prospérité quand d’autres restent stagnantes. Cette perspective complète le modèle schumpétérien : sans écosystèmes d’idées et institutions crédibles, la destruction créatrice patine.
Peter Howitt : la micro des firmes au service de la macro
Peter Howitt) ancre le modèle dans la microéconomie des entreprises innovantes : la recherche-développement, les gains de productivité et la sortie des firmes moins performantes expliquent les cycles d’entrée-sortie qui, agrégés, produisent la croissance durable. Dans cette optique, la concurrence n’est pas seulement un arbitrage prix : elle agit sur la structure des incitations qui pousse à inventer, diffuser et adopter. D’où une lecture précise des effets de politiques : barrières à l’entrée, fusions-acquisitions créant des rentes, fiscalité de l’innovation, protection des données, normes environnementales pro-innovation.
Une scène : l’amphi et l’atelier
Dans un amphi du Collège de France, les noms s’enchaînent au tableau : Schumpeter, Arrow, Solow. Craie blanche, schémas sobres. Philippe Aghion commence par un fait stylisé : les économies croissent quand elles inventent plus vite qu’elles remplacent. Puis il déroule la chaîne : éducation, science, capital patient, marchés ouverts, État stratège. Sur une diapo, une courbe : émissions CO₂ contre PIB. Il résume l’idée en substance : la décarbonation passera par des innovations véritablement schumpétériennes. On saisit la logique : encourager la création qui substitue des procédés propres aux technologies carbonées. Par ailleurs, organiser la transition pour limiter les perdants est essentiel. Enfin, cela permet d’éviter un reflux politique.
« Interruption d’horloge » : ce que propose Aghion
La réforme des retraites adoptée en 2023 prévoit un relèvement progressif de l’âge légal vers 64 ans. L’« interruption d’horloge » esquissée par Philippe Aghion revient à suspendre temporairement la montée en charge : âge gelé à 62 ans et 9 mois, jusqu’à 2027. Le mécanisme est simple : on arrête la progression, on réexamine après la présidentielle, et si aucun compromis ne se dégage, l’horloge reprend. Objectif affiché : réduire l’incertitude politique, désamorcer la conflitualité sociale, préserver la crédibilité financière de la réforme des retraites en France.
L’économiste reconnaît un coût pour les comptes publics, mais il plaide un calcul élargi. Analyse : une période d’incertitude peut renchérir le coût de financement du pays. Cependant, une pause négociée pourrait, si elle crédibilise le calendrier, réduire ce risque. Il lie cette séquence à une stratégie de long terme : éviter que le débat social vampirise l’investissement dans l’innovation, la formation et la transition énergétique, moteurs d’une croissance durable.
Réactions et implications politiques
Dans l’instant, la suggestion d’Aghion s’insère dans un rapport de forces connu : gouvernement en quête de majorité, oppositions divisées, syndicats vigilants. À droite, certains refusent une marche arrière, à gauche, la suspension est jugée insuffisante face à la demande d’un retour aux 62 ans. Sur les marchés, la question est macro-politique : une trêve réduit-elle le risque d’accident parlementaire ? L’arbitrage renvoie à la crédibilité d’un calendrier tenu, à la capacité de définir d’ici 2027 un accord lisible sur le financement et la justice sociale des retraites.
Le prix 2025 : pourquoi maintenant ?
Le Nobel 2025 valorise trois façons de penser la croissance durable : l’histoire des idées (Mokyr), la théorie des incitations (Aghion-Howitt) et l’articulation avec des politiques concrètes. Le moment est politique : face au ralentissement de la productivité, aux chocs géopolitiques et au climat. De plus, l’enjeu est de relancer un cycle d’investissement innovant. L’écosystème que Mokyr décrit, le modèle qu’Aghion-Howitt formalisent de croissance schumpétérienne, aident à concevoir des stratégies où concurrence, investissement public et règles bien conçues soutiennent le progrès.
Trajectoires et influences

Philippe Aghion (né en 1956) enseigne au Collège de France et a longtemps travaillé à Harvard. Il a publié, avec des collègues, des ouvrages de référence sur la croissance durable. De plus, ses travaux portent sur la concurrence et les politiques d’innovation. Peter Howitt (né en 1946), Brown University, a contribué à relier macro et micro dans l’analyse des entrées-sorties d’entreprises et des cycles d’innovation. Joel Mokyr (né en 1946), Northwestern University, a mis au cœur de l’explication les institutions de la connaissance (académies, réseaux savants, édition scientifique).
Sur le plan culturel, Aghion revendique un héritage fait de liberté et de créativité. Dans ses cours au Collège de France, il insiste sur le rôle de la science et des universités. En outre, il les considère comme des moteurs de la croissance durable et de la transition écologique.
Des ponts avec l’écologie
La transition climatique suppose de réorienter la destruction créatrice : faire sortir les technologies carbonées et accélérer l’adoption de solutions basses émissions. Cela implique des prix du carbone prévisibles et des marchés permettant l’entrée d’acteurs propres. Par ailleurs, cela nécessite des fonds pour la R&D et la diffusion des innovations. Ces innovations incluent l’efficacité énergétique, les réseaux électriques et le stockage. C’est la cohérence entre concurrence et politique industrielle qui conditionne l’emploi et l’acceptabilité sociale.
Un portrait en creux de la France et de l’Europe
Au fil des interventions d’Aghion, un diagnostic : l’Europe souffre d’écosystèmes financiers moins profonds, d’une fragmentation du marché intérieur et d’un déficit d’agences capables de piloter des projets risqués de long terme. La réponse consiste à investir dans la recherche et consolider un marché capable de porter des champions. Cela passe par la concurrence et non par la rente. De plus, il faut ouvrir les données pour accélérer les usages de l’IA et des biotechnologies.
Ce que change (ou pas) un Nobel
Un Nobel n’est ni un programme ni une commande. Il reconnaît des connaissances utiles aux décideurs. Ici, il rappelle qu’une économie ouverte et innovante exige des institutions robustes, un capex public et privé soutenu, et un contrat social lisible. L’« interruption d’horloge » est une proposition parmi d’autres pour gagner du temps politique. Sa viabilité dépendra d’un calendrier crédible et d’hypothèses transparentes sur le coût. En outre, il faudra un chemin de réforme compatible avec la compétitivité et la justice.
L’esprit du Nobel
Le portrait de Philippe Aghion se lit à la lumière d’un Nobel qui met l’innovation au centre. L’idée schumpétérienne n’a rien d’un slogan : elle propose une grammaire pour conduire la transition productive et écologique. Entre amphis et plateaux, l’« horloge » des retraites dit la même chose : une économie ne se pilote pas contre sa société. Elle se transforme en investissant dans la connaissance et en ouvrant ses marchés. De plus, elle sécurise ses règles afin que la création l’emporte durablement sur la destruction.
